Les élégies
Élégies pour quelques-uns
Les neuf textes qui composent ce petit livre ont été rédigés sur presque une dizaine d’années, à des moments perdus, pourrait-on dire, du moins pour les premiers. Le vide, le regret, le silence et le temps qui passe ont eu tout loisir, dès lors, de s’immiscer entre eux, parmi leurs paragraphes, dans la matière même de leurs phrases, peut-être, et la couleur de leurs mots ; c’est au point que ces proses ne trouvent leur résolution, sur le tard, qu’autour de ce thème, l’absence, dont on dirait qu’elles s’efforcent de constituer, distraitement, une sorte de bref traité, mélancolique, ardent et souriant.
Les Élégies pour quelques-uns sont le livre compagnon de Tricks sa contre-épreuve, si l’on veut : mince puisque Tricks est épais, discursif puisqu’il ne commente pas, lyrique puisqu’il est impassible, sentimental puisqu’il ne parle que des corps et des gestes
Le Bord des larmes
Il s’agirait en somme d’une façon de petit traité géographique, d’un guide approximatif pour le touriste ou le curieux, d’une introduction plus ou moins plaisante aux mœurs et coutumes de la région, le bord des larmes, donc, d’un opuscule utilitaire à l’usage de l’amateur benoîtement éclairé comme de « l’adventurous cognoscento » (et nobiscum rusticantur). Ce pourrait être l’œuvre un peu cavalière d’un voyageur à son retour, ou peut-être plutôt d’un homme du pays, mais préférable encore serait d’avoir pour auteur quelque résident allochtone, un étranger qui de longue date aurait fait de ce territoire son séjour, et, comme il arrive, le connaîtrait bien mieux que ne le connaissent les indigènes.
Bord des larmes, bord des larmes, écrirait-il par exemple : c’est sur cette rive que je passe le plus clair, le plus lucide de mes jours. L’air de ce pays, sa lumière, les destins qu’on y mène et l’eau de ses fontaines, sont d’une transparence prodigieuse. À de certaines heures, on y toucherait l’horizon sans aucun mal, rien qu’en tendant le bras sur les campagnes basses et sur les îles ; à d’autres, ou d’ailleurs les mêmes, un objet très proche, au contraire, une lettre, un visage, une simple jarre, un raisonnement, un tableau, paraissent vous y révéler à la fois tous leurs sens, tous leurs angles, toutes leurs implications et toutes leurs épaisseurs.
Le Lac de Caresse
L’élégie, poème lyrique qui exprime une plainte douloureuse, un état d’âme mélancolique, trouve ici son expression dans la prose. Le récit du Lac de Caresse rejoint l’élégie par sa tonalité, ses thèmes, l’expression d’une peine amoureuse, d’un mal à vivre et à écrire cette peine, les regrets qui l’accompagnent et qui touchent, au-delà des circonstances et de l’anecdote, l’être au plus vif.
« Fort échaudé par les leçons de l’existence, d’une part il ne veut plus rien dire du tout, prétend ne plus émettre le moindre sens, n’aspire qu’à sa disparition locutoire ; cependant il ne trouve de soulagement à son affliction, d’un autre côté, ni d’aide pour traverser la nuit, que dans l’écriture sans relâche d’un livre, si petit soit-il. C’est donc...
Vie du chien Horla
« On fit pour lui un trou sous la façade au midi, un peu à l’écart des autres chiens : c’est ainsi qu’il avait vécu. Sa tombe se trouve exactement sous la fenêtre de son maître, celle d’où vient la lumière à la table de travail, toute la journée. Et quand le maître, pour mieux observer la campagne, fait quelques pas jusqu’à cette embrasure, la pensée du Horla monte vers lui, de la dépouille enterrée là, dix ou quinze mètres plus bas. Elle se mélange dans son regard au paysage, à ces plateaux et ces collines, ces bois, qu’ils ont tellement courus ensemble, l’homme et le chien. »