Les essais
L'Homme remplaçable
Les deux thèmes les plus volontiers mis en avant par Renaud Camus et par son parti de l’In-nocence sont sans doute le Grand Remplacement, d’une part — l’immigration de masse, la contre-colonisation, le changement de peuple —, et d’autre part l’effondrement des systèmes scolaires, le désastre de l’École. Dans cette conférence prononcée à Paris le 8 mars 2012 à l’invitation de l’association France-Israël, Renaud Camus montre comment ces deux thèmes sont en fait étroitement liés. L’enseignement de l’oubli, la Grande Déculturation, l’industrie de l’hébétude, sont les conditions et les instruments de la production de cet homme remplaçable, désaffilié, dépaysé, déshumanisé, délocalisable à merci, hors-sol, qu’exige le principe post-taylorien de l’interchangeabilité générale. On ne répare plus, on ne change même plus les pièces, on change et on échange la chose elle-même, l’homme.
L’origine de cet ouvrage est une conférence prononcée en anglais par l’auteur dans le Playfair Library Hall de l’université d’Édimbourg, le 13 avril 2012, au cours d’une soirée d’échanges avec l’essayiste anglais Roger Scruton. Le titre était alors “Bourdieu cul par-dessus tête” (Bourdieu upside down). Cette allocution, on l’a beaucoup augmentée depuis lors, mais on lui a laissé sa structure primitive.
Si l’objectif poursuivi est l’égalité à tout prix, et l’assurance donnée à la majorité de la population que tout est fait pour qu’elle ne soit lésée en rien, culturellement, qu’elle ne subisse aucune discrimination intellectuelle, que ses valeurs et ses goûts soient bien mis sur le même plan que ceux de la défunte “classe cultivée”, alors ii n’est d’autre moyen à suivre que de dépouiller de leur privilège les privilégiés de la culture, déshériter les héritiers, défavoriser les favorisés pour les mettre à égalité avec les défavorisés — c’est la méthode qui a été suivie.
Si en revanche l’objectif est la culture, les progrès de la civilisation, la diffusion de la connaissance et de l’amour de l’art au sein de la population dans son ensemble, en ce cas il faut mettre Bourdieu cul par-dessus tête, garder le tableau exact qu’il a dressé de la situation dans les salles de classe et faire exactement le contraire de ce qu’ont accompli ses disciples — il faut protéger par tous les moyens les héritiers comme étant le bien le plus précieux de la nation, tout faire pour renforcer et pour accroître leur héritage et veiller à ce qu’ils en fassent largement profiter autour d’eux, par capillarité : telle est la condition nécessaire pour que même les inhéritiers héritent un jour de quelque chose.
Nous habitons la civilisation des prénoms. Dans des types de plus en plus nombreux de rapports sociaux, pas seulement d’ordre privé, le nom, qu’on appelait naguère de famille, s’efface au profit du seul prénom. À en croire Renaud Camus il s’agirait d’une mutation anthropologique essentielle, et d’une double régression : vers l’enfance des individus, pendant des siècles domaine réservé du prénom ; mais aussi vers l’enfance et même la pré-enfance des sociétés, en deçà des formes diverses de contrat social. Sans nom, pas de contrat possible, en effet : pas de responsabilité, car il est seul à même d’engager le sujet et de signer. À la verticalité des lignées, dont le nom est garant, se substitue l’horizontalité d’un da capo perpétuel, le prénom ne commençant jamais qu’avec celui qui le porte — manifestation d’un fantasme d’auto-engendrement continu, où l’on voit s’abîmer, au profit d’un présent absolutiste et sans horizon, le passé, l’histoire et le sentiment même du temps, la culture, les nations et les identités.