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Renaud Camus

Art Press

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RENAUD CAMUS ÉCRIVAIN DISSOLU ET "EMPRUNTÉ" [1980]

(Interview par Raffaëlla di Ambra)

C'est Roland Barthes qui, il y a quelques années, attira l'attention sur ce jeune auteur, Renaud Camus, à l'occasion de la parution de son premier livre, Passage, chez Flammarion. Depuis, Renaud Camus a publié d'autres romans et récits : Travers (en collaboration avec Tony Duparc), en 1978, Tricks en 1979 et, tout récemment, Buena Vista Park, chez Hachette-Littérature. Raffaëlla di Ambra interroge Renaud Camus sur l'ensemble de ses livres.

    Quel lien voyez-vous entre vos différents livres ?

Une des choses qui m'intéresse c'est de combattre, de détruire le concept d'auteur, d'écrivain, de propriétaire de sens et de signataire d'une œuvre. D'une part il y a des œuvres voisines littérairement, comme Passage  et Echange (Duparc), d'autre part il y a, sous une unique signature, des œuvres différentes comme Passage et tricks(1), ou bien dans Travers deux "auteurs", une foule peut-être, dont les participations respectives sont indistinguables. Pour résumer, plusieurs auteurs qui font la même chose, un seul qui fait des choses tout à fait différentes.

Mon écriture n'est guère fictionnelle, je le suis bien plus qu'elle. Il y a peu de "fiction" dans les Eglogues(2) sinon dans les "discours". C'est "moi" qui se dérobe. C'est l'idée d'un sujet constitué, univoque, qui se refuse, et que je refuse.
 

les mots créent du réel

    Peut-on dire de tricks que c'est un livre "engagé" ?

Non. "Engagé" en France est un mot qui a des connotations précises liées à une problématique littéraire très spécifique, à laquelle je ne me rattache en aucune façon. Tricks n'est ni engagé, ni militant. Je crois qu'une des grandes injustices dont sont victimes les groupes minoritaires c'est qu'ils sont contraints d'être militants, et d'adopter un discours militant comme si les individualités se résumaient à ça ! Les blancs, ni les hétérosexuels ne songent à se défini comme tels.

Le pouvoir des mots est immense, parce que les mots créent du réel : "Les mots ordonnent la réalité tout autant que le contraire" (Travers). Les gens qui croient exprimer le plus profond de leur moi, les "sincères", sont ceux qui sont le plus récités par leur temps, leur milieu, leur culture, les discours des contraintes formelles toutes artificielles, où s'embarrasse le vouloir-dire, qu'on peut espérer échapper au babil implacable, en soi, de la Doxa ; ainsi l'écriture - au sens moderne du terme - s'articule-t-elle à une éthique. (En ce qui concerne l'Avertissement à Tricks, j'ai essayé, en vain dans une large mesure, d'éviter la foule des malentendus que je prévoyais : qu'on y voit un tableau de la vie des homosexuels, en moi un champion du "tricks", etc. etc.).

toujours le vouloir-dire

    Vous venez de publier Buena Vista Park. Ce livre marque-t-il une transition par rapport à vos textes précédents et au prochain, et en quoi ?

Je ne suis pas sûr qu'il soit toujours souhaitable d'envisager les œuvres d'un écrivain selon ce qu'il y demeure de ses livres précédents, ou ce qui, en eux, annonce les suivants. D'une part, et toutes proportions gardée, c'est tomber dans le travers de ces historiens d'Art pour guides touristiques qui semblent chaque fois trouver que le principal mérite d'une église renaissance, c'est qu'elle rappelle le flamboyant ou qu'elle préfigure le maniérisme. Surtout, et c'est ce qui me gêne, on pose, ce faisant, une fois de plus, l'auteur comme figure totalisante, comme unité de référence. Cela dit, et une fois prise cette précaution théorique, je pourrais répondre que Buena Vista Park aborde de front, et pour la première fois dans mon travail, un problème autour duquel je ne cesse de tourner, celui du "discours" par rapport au sujet et par rapport à la fiction. Buena Vista Park est un petit recueil de courts fragments, sur des questions diverses, très simples, très quotidiennes, mais qui toutes ont affaire, de façon très tangible, avec la satisfaction du sens, ses couches, ses mouvances, ses contradictions. Comment un sujet en miettes peut-il dire quelque chose qui n'implique pas son contraire, ou plutôt ses contraires, celui du dessus et celui du dessous ? A l'inverse, comment un discours en strates peut-il être tenu par un sujet constitué ?

Les Eglogues négocient cette question du discours par le recours à la citation et surtout par les contraintes formelles d'écriture.

Tricks l'évite à tout prix. Buena Vista Park est entre parenthèses, par rapport à cette problématique, puisque s'y exprime, encore que sans excessive conviction, un sujet, et qu'on y trouve des opinions, encore qu'assez vacillantes. On est dans la convention du faire comme si : il y aurait un je, et il dirait quelque chose, même si son discours, fragmenté, et qui ne prend pas, porte précisément sur la précarité de tout discours. Mais je crois que la vraie réponse aux questions que j'évoquais plus haut, est du côté de la fiction : fiction du sujet, fiction du discours. je sais que le discours est ce dont s'accommode le plus mal la fiction. Quel grand artiste on pourrait être si l'on n'avait absolument rien à dire ! Malheureusement, amour, indignation, désir de convaincre, d'exister, il y a toujours du vouloir-dire. Peut-être que la seule façon de lui tordre le cou serait de le noyer dans l'excès. S'"exprimer" une fois pour toutes, sans se gêner et même en forçant un peu. le Joseph Prud'homme en nous et le Zarathoustra, le Bouvard et le Pécuchet, le cynique et l'amoureux, le provocateur et la Culotte-de-peau, nos humeurs du matin et nos humeurs du soir, nos réflexions et nos emportements. Flaubert l'a presque fait, mais il a gardé des personnages, qui fonctionnent comme guillemets : sans doute pourrait-on aujourd'hui aller encore plus loin, c'est-à-dire être plus ambigu. mais peut-être que d'espérer de libérer de sa bêtise à coups de livres, c'est aussi vain que de vouloir s'affranchir de son désir à coups de Tricks ?

    Pourquoi des livres en collaboration ?

Notre grande référence, à Duparc et à moi, c'est Bouvard et Pécuchet. Nous travaillons dans une large mesure comme eux, en copiant, en nous copiant, en nous recopiant. Il nous plaît que ne figurent, en haut de la couverture, que des noms en dérive, de moins en moins vraisemblables, et qui "n'y tiennent pas".

Nous ne sommes pas originaux et nos textes n'ont pas d'origine, il n'y a pas de point de départ connu ; tous les "générateurs" sont déjà générés : la première page dépend de la dernière ; il y a toujours du "déjà-là", ou du "déjà-lu" si vous préférez. Eglogues, le titre général de notre trilogie en 7 volumes, veut dire "tiré du discours", "prélevé". Nous n'écrivons que sur des pages quadrillées. 

    Quels sont vos auteurs préférés ; vos modèles; de quels auteurs vous êtes-vous inspirés ?

Théocrite, Chénier, Mallarmé, Racine, Proust, Roussel, Mazo de la Roche, Nanni Balestrini, Claude Simon, Robbe-Grillet, Barth, Barthes et Bartholomew, la comtesse de Ségur, Chaillou, Henry Jean-Marie Levet, Nabokov,  Gide, Joyce, Sappho, Pynchon, Virginia Woolf, Saint-John Perse, Valéry Larbaud, Tibulle, Severo Sarduy, Pesssoa, Pessoa, Pessoa: tous les écrivains devraient s'appeler Pessoa. 

Je n'ai pas de modèles, ou bien je n'ai que des modèles.

    Qu'est-ce pour vous que la lisibilité ?

Je me soucie beaucoup de la lisibilité, mais Duparc ni moi ne sommes jamais sûrs de l'obtenir ; nous nous rendons bien compte que nous demandons beaucoup à nos lecteurs, puisque chacune des phrases que nous mettons en circulation, chacun des mots, dépendent de tous les autres. les instruments trop sous-estimés de la lecture sont le poignet et les doigts : pour chercher les pages et pour les retenir. Cela dit, et c'est vrai pour toutes les œuvres modernes, "d'avant-garde", si le lecteur éprouve des difficultés, c'est qu'il consacre toute son énergie et son ingéniosité à y chercher des choses qui n'y sont pas, à reconstituer une "intrigue" par exemple, au lieu d'offrir son attention à ce qui se passe réellement.

    Un texte, votre texte, s'achève-t-il dans un sentiment de satisfaction ? Vous apparaît-il comme quelque chose de fini, ou bien est-ce l'inachevé qui s'achève ?

Nos textes ne s'achèvent pas plus qu'ils ne commencent et certainement pas dans la satisfaction. Ce sont des passages, des échanges, des "traversées inutiles". De toute façon c'est largement leurs lecteurs qui les écrivent, avec leur culture, ou leur manque de culture, leur mémoire, leurs oublis, le décor de la pièce ou la couleur du paysage où ils les lisent, leurs caprices et leurs rêveries entre deux phrases, entre deux paragraphes. ce sont eux qui les achèvent.

(1) Récits de "dragues" homosexuelles.

(2) Ensemble des trois livres : Passages, Travers, Echange (signé Tony Duparc).

Camus, R. (1980).Renaud Camus écrivain dissolu et emprunté. Art Press n° 40, 25.

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RENAUD CAMUS : ESTHÉTIQUE DE LA SOLITUDE

(Interview par Jacques Henric et Guy Scarpetta)

Depuis la célèbre préface, en 1979, par laquelle Roland Barthes saluait les Tricks de Renaud Camus ("la littérature est là pour donner un supplément de jouissance, non de décence"), l'oeuvre de celui-ci n'a cessé de se développer, sur plusieurs registres à la fois :les "Eglogues" (dont le jeu hétéronymique n'est pas sans évoquer Pessoa), les romans (Roman roi et Roman furieux), les chroniques autobiographiques 'dont la dernière en date, passionnante, sous le titre Vigiles, couvre le journal de l'année 1987), et les "Miscellanées", où ces différents timbres viennent s'enchevêtrer ou se fondre.

Cette oeuvre devrait s'imposer, indubitablement, comme l'une des plus importantes, en France, aujourd'hui. Son originalité ? Une conjonction très singulière de désinvolture et de rigueur, de liberté, d'hédonisme, et d'attachement (un peu pervers) aux conventions ; de figuration sexuelle (sans fard, sans idéalisation) et d'intérêts culturels multiples (portant sur tous les domaines de la création, et aussi bien sur l'art du passé que celui de notre temps).

Le dernier livre de Renaud Camus, Esthétique de la solitude, à paraître ce mois-ci, se présente comme un véritable traité du style et du goût, un bréviaire de la distinction ; au double sens de ce mot : ce qui distingue, singularise, et ce qui permet d'échapper à la vulgarité.

J.H. Lisez-vous des écrits autobiographiques, des journaux intimes... ?

J'en ai beaucoup lu, j'en lis encore fréquemment, Amiel, Guérin, Gide, Virginia Woolf, des contemporains... C'est un genre qui me passionne, parce que c'est celui où le rapport entre l'écriture et la vie, entre les mots et les choses, si l'on veut, est le plus étroit ; celui où l'on semblerait avoir le plus de chances de réaliser ce continuum entre la phrase et les heures, ce nappé qui est au fond l'une de mes grandes utopies. Quand le journal prend des proportions aussi déraisonnables que le mien, il a tendance à dévorer l'existence, et le diariste fou, "je", peut s'offrir l'illusion d'écrire directement le passage du temps, de plaquer sans intermédiaires ses lettres, ses virgules, ses guillemets sur les jours, sur les ciels sur tout ce qui survient : de mener une vie entièrement écrite. L'important pour moi n'est pas tant l'influence de la vie sur l'écriture que celle de l'écriture sur la vie.

J.H. Cette importance donnée à l'écrit autobiographique, est-ce une façon de signifier que les autres grands genres littéraires (le roman, la poésie, le théâtre...) seraient devenus caducs à vos yeux ?

Oh là là, pas du tout ! Peut-être même le journal représente-t-il dans mon cas une sorte de soupape de sécurité, qui me débarrasserait d'un vouloir-dire envahissant, d'une terrible volonté de discours dont je ne saurais que faire dans les travaux disons plus "textuels", plus "scripturaux", pour employer une terminologie légèrement archaïque...Peut-être pourrais-je dire, en caricaturant à peine, que je tiens un journal pour me débarrasser du sens... Voici une autre utopie : tordre le cou au sens, une bonne fois. C'est alors qu'on doit pouvoir se colleter à la "littérature", enfin !

Se débarrasser du naturel...

J.H. Le pamphlet que vous publiez ces jours-ci a pour cible principale cette envahissante idéologie du naturel, selon laquelle la vérité, l'authenticité pourraient s'exprimer de façon immédiate, sans le recours à des procédures symboliques, du langage, de la fiction... Mais le journal ne repose-t-il pas sur de tels présupposés, sur l'illusion, notamment, des êtres ?

Un "pamphlet", dites-vous ? Je n'y avais pas pensé...Mais vous devez avoir raison, par certains côtés... Comme je viens de l'expliquer, je tiens un journal pour me débarrasser du vouloir-dire, de la sincérité, du naturel. Cette forme est évidemment, d'un point de vue littéraire, la moins élaborée concevable. Cependant je ne veux pas dire que je ne m'efforce pas, même à la diable, d'écrire le plus "convenablement" possible. La seule chose qui soit moins naturelle que le langage, c'est bien l'écriture, quand bien même elle serait précipitée...

G.S. Souvent vous revendiquez la nécessité des contraintes formelles, comme source de création. Je pense aux développements sur l'alexandrin, par exemple... Or, dans la plupart de vos livres, j'ai l'impression que la langue est très maîtrisée et disciplinée. Par contre la structure est la plus désinvolte qui soit. Est-ce un parti pris de votre part ?

La langue me paraît la structure essentielle, celle qui commande toutes les autres. Donc, adopter une stricte discipline quant à la langue, c'est déjà se soumettre à la contrainte primordiale, me semble-t-il. J'ajouterais qu'à l'intérieur de ma petite production - enfin, pas si petite, quantitativement -, je me permets de donner une certaine préséance aux Eglogues, "trilogie en quatre livres et sept volumes", dont quatre seulement sont parus jusqu'à présent, et dont il me semble que l'on peut difficilement dire que la structure y est particulièrement désinvolte... Je crois que peu de textes sont soumis à un plus grand nombre de contraintes formelles que les volumes de Travers ou que Passage. Dans une moindre mesure ni les Elégies, ni même Roman roi, ni Roman furieux, ne se distinguent spécialement non plus, je pense, par la désinvolture structurelle. Quant aux Journaux, bien sûr, c'est l'aléa des jours qui commande ; et pour les recueils de notes, le redoutable désir de donner son avis, de "s'exprimer".

Cela dit, quand je fais l'éloge de la contrainte formelle, je ne pense pas seulement à la littérature, ou bien dans la mesure où la littérature, jadis valeur de référence d'une société, "informait" l'ensemble de ses codes, de ses comportements, et d'abord la langue qu'elle parlait. Ce que je déplore aujourd'hui, c'est l'illusion et le culte, la tyrannie, même, d'une langue prétendument "naturelle", qui se veut et se croit libérée de toutes les contraintes de syntaxe, de vocabulaire, dé décence, de goût : or c'est évidemment la plus soumise à la contrainte majeure, celle du stéréotype, de la banalité. La "naturel", c'est la convention pure.

 

Le bonheur, c'est le style

G.S. J'aime, dans ce que j'ai lu de vous, la présence constante de paradoxes. Les assumez-vous en tant que tels ? Par exemple, d'un côté la rigueur, de l'autre un hédonisme qui fait de vous le contraire d'un puritain. Je suis frappé par la liberté que manifeste votre journal.

Je ne vois pas, pour ma part, de contradiction entre la forme et la liberté (non plus d'ailleurs qu'entre la loi, en tant que telle, et la liberté) ; ni même entre la forme et le plaisir, pas du tout ; non plus qu'entre la forme et l'expression, ou l'émotion... La forme est un moyen d'expression, de connaissance, de connaissance de la sensation. Je crois même qu'elle la précède, qu'elle la crée. L'art, en tant qu'il est forme, invente la sensation, nous la propose. Je crois que le bonheur, c'est le style. Et le style, la liberté. Une vie qui s'affranchirait totalement de la forme, de la distinction, de l'écart, de la réflexion sur ses propres structures, de la "stlylisation" même, à défaut de style, une telle vie serait vouée à la tristesse essentielle qui est celle du stéréotype, de la répétition, du défaut d'autonomie non seulement de la parole, mais du geste, et des jours...

G.S. Dans votre essai, il y a une réflexion sur le goût en tant qu'il distingue. Vous dites que le petit jeu "j'aime, je n'aime pas" est la plus impudique des confessions et qu'il autorise le meilleur des autoportraits. Ce type de confession est plutôt rare dans les essais sur l'art. Un développement me semble particulièrement intéressant, celui où vous parlez de la façon dont les œuvres peuvent devenir soudain étrangères.

C'est un phénomène qui m'attriste beaucoup et qui, en ce qui me concerne, se vérifie surtout par la musique : il y a une terrible usure, en nous, en moi, des œuvres musicales. C'est moins vrai, me semble-t-il, pour la littérature, pour la peinture, pour l'architecture. Des pans entiers de la musique, parfois, tombent dans une sorte de gouffre. Des œuvres qu'on a adorées, et peut-être parce qu'on les a trop adorées, tout d'un coup ne vous disent plus rien. Elles sont affectées soudain d'une matité sinistre qui fait qu'elles ne procurent plus d'émotion, plus d'excitation, plus de plaisir, qu'elles ne dégagent plus de mystère. une explication possible tient à mon ignorance technique, en matière musicale. Si mon amour était plus éclairé, si je pouvais comprendre comment les œuvres sont faites, techniquement, structurellement, pour le coup, peut-être serais-je moins sévèrement victime de ce phénomène ravageur. Cela dit, il existe tout de même des moyens de prévention, les transcriptions, que j'aime beaucoup, les variations d'interprétation, etc. Une interprétation nouvelle peut rendre une jeunesse foudroyante à des œuvres trop aimées, lassées de notre amour.

G.S. Un mot revient souvent dans vos écrits : bathmologie. En quoi est-ce un des axes de votre système, de vos réflexions ?

Dans mon "système", c'est peut-être un peu beaucoup dire... Mais il est vrai que tout mon travail, toute ma perception du monde, peuvent être appréhendés à travers le prisme de cet instrument d'analyse extrêmement libéral, qui distingue et qui distingue toujours, et d'abord à l'intérieur du même. Il s'agit d'une science à demie plaisante des degrés, inventée par Barthes presque comme un jeu, et qui s'attache à reconnaître des niveaux à l'intérieur de positions ou de goûts apparemment semblables, par exemple en tenant compte des itinéraires qui y ont conduit tel ou tel. Un goût commun pour une même oeuvre, par exemple, chez deux individus, peut impliquer des motivations totalement différentes, et même contradictoires, selon les chemins qui y menèrent. La bathmologie s'applique à tout. C'est un jeu de l'en deçà et de l'au-delà. La relation heureuse avec les oeuvres se situe justement entre un en deçà, qui procède au contraire d'un excès de familiarité, de ce qu'elles ne nous disent plus rien. Il n'y a que la bathmologie qui sache distinguer entre ces deux défauts de goût pour une oeuvre d'art, qui paraissent coïncider. Si je dis "je n'aime pas Cremonini, ou... ou... ou... François Nourissier" (dont je n'ai jamais lu une ligne), les mêmes mots et les mêmes sentiments n'ont pas le même sens que si je dis "je n'aime pas... Bram van Velde, ou Artschwager, ou Kafka". Deux "je n'aime pas", mais l'un relève d'un au-delà, si j'ose dire, et l'autre d'un en deçà. Je me vois mal me convertissant à Cremonini, qui est une affaire réglée dans mon esprit (à tort ou à raison) ; tandis que Kafka... Je dirai seulement qu'il n'est pas "mon genre".

Il n'y a pas de goûts

Il n'y a que des niveaux culturels

G.S. Comment articulez-vous l'individualité du parcours de l'art, dont vous dites qu'il n'est pas là pour faire masse et pour faire ensemble, mais pour indiquer un isolement, et la déploration que vous faites de la non-transmission des valeurs esthétiques minimales dans l'enseignement ?

Il y a là une contradiction, que je reconnais comme telle. L'art est une école de la solitude, de la liberté, l'amour de l'art un processus d'individuation ; il est donc difficile de concevoir un système d'éducation "nationale", par définition collectif, qui puisse enseigner l'amour (les deux mots jurent suffisamment) de l'art, lequel encore une fois implique une rupture avec le groupe, avec la classe. Cependant le système scolaire pourrait au moins enseigner l'histoire de l'art, et fournir des bases d'appréciation, inculquer une certaine conscience des niveaux, des valeurs. Le goût n'est pas indépendant de la connaissance. Après tout, l'art lui-même est, entre autre chose, une connaissance.

Ce que je déplore, c'est l'effondrement du sens des valeurs, des niveaux, en matière d'art, comme si plus personne n'osait rappeler qu'il y a des différences de hauteur, dans le domaine esthétique. On dirait qu'on s'en est entièrement abandonné à ce proverbe imbécile, le plus faux de tous les proverbes, "des goûts et des couleurs, on ne discute pas". C'est évidemment bien commode, pour l'éducation nationale. On abandonne le champ esthétique à une subjectivité prétendue qui est évidemment aussi peu subjective que le "naturel" n'est naturel. La thèse qui soutient ce livre, c'est qu'il n'y a pas de goûts, qu'il n'y a que des niveaux culturels. Le goût n'intervient qu'à l'intérieur d'un même niveau culturel. Préférer Rauschenberg à Johns, c'est peut-être une affaire de goût, en effet. Mais préférer Léonor Fini à Rauschenberg, ou l'adagio d'Albinoni aux Six Bagatelles pour quatuor à cordes, le goût n'a rien à voir là-dedans (sinon par des détours infinis, dont la bathmologie, encore une fois, serait seule à pouvoir rendre compte). Quoi qu'il en soit, l'affligeant état de l'enseignement de l'art n'est qu'un aspect presque secondaire du désastre général et patent de l'éducation nationale.

Ce livre qui, entre autres choses, défend les apparences, est encouragé dans cette démarche par l'histoire la plus récente, qui est, à mon avis, celle du triomphe des évidences. Ce qu'un tas de gens affecte maintenant de découvrir, par exemple l'horreur absolue de la situation politique en Europe de l'Est, c'était depuis des lustres de l'ordre de l'évidence la plus criante. Quiconque s'en souciait pouvait le constater sans effort. Que les Allemands de l'Est n'avaient qu'une idée, fuir leur malheureux pays, que le régime de Ceausescu était monstrueux, que les Etats baltes ont été annexés avec une brutalité sans nom, tout cela crevait les yeux. Or nous avons dû subir toutes sortes de discours "intelligents" qui nous expliquaient que tout était beaucoup plus complexe que les apparences, qu'on ne pouvait pas porter de jugements si simples et unilatéraux, qu'il ne fallait pas s'en remettre aux seules apparences... Je crois, moi, aux vertus politiques, historiques et morales de l'évidence, et je regrette de n'avoir pas en le courage d'en tenir compte davantage, au moment de la guerre au Vietnam, par exemple, quand tout le monde manifestait contre les Etats-Unis, passe encore, mais aussi pour le régime de Hanoï, dont il était parfaitement évident, déjà, qu'il était effroyable, et que son succès ne ferait qu'étendre l'ignominie communiste. Manifester pour le Vietnam, c'était manifester, rétrospectivement, pour les chars soviétiques à Budapest. Je ne suis jamais allé jusque-là, mais je me suis tu, contre l'évidence, et crainte des alliances où je serais tombé en parlant.

Le désastre de notre système d'éducation, dans tous les domaines, sauf peut-être technique, je n'en sais rien, c'est une évidence aveuglante, aussi aveuglante que la monstruosité castriste.

Deux milieux littéraires parallèles

G.S. Vous avez des phrases au vitriol sur le système qui veut que toute publication, quelle qu'elle soit, si elle provient d'un journaliste influent ou d'un membre de jury littéraire, est immédiatement encensée et présentée comme relevant de la plus haute littérature, alors que ce qui représente à vos yeux la littérature est ignoré, sous-estimé, voire méprisé.

Dans ma première idée de ce livre, il y a longtemps, cet aspect polémique était essentiel, mais mon indignation s'est fatiguée, et j'ai préféré parler surtout d'autre chose. L'"esthétique de la solitude", par définition, enseigne une certaine résignation, en la matière. cela dit, les raisons de s'indigner sont intactes, mais au lieu de crier au scandale, pourtant bien réel, mieux vaut rire, peut-être, tellement sont énormes, cyniques, ingénues, ces découvertes hebdomadaires d'écrivains de "première importance authentiquement sincères", ces jeux de renvois empressés d'ascenseur entre chroniqueurs de grands hebdomadaires qui sont aussi comme par hasard directeurs de collection ou membres de jurys littéraires, ont une maîtresse ou un amant dont le livre est sur la liste du Goncourt, etc. Inutile d'insister, tout le monde sait cela, et c'est tellement criant qu'on en arrive à s'amuser des scapineries de ces gens-là, à les admirer presque d'oser se montrer dans le monde, et se regarder dans les miroirs...

Difficile aussi de ne pas admirer le coup de génie de la culture petite-bourgeoise, telle qu'elle règne sans partage dans notre société : à force de trouver l'art vraiment récalcitrant, peu amène, elle a pris le parti, sans seulement y penser, de se fabriquer son art à elle, sa littérature à elle, avec ses dieux, des grands hommes et ses seconds couteaux, qu'elle célèbre à l'envi toutes les semaines, ce qui donne cette curieuse situation dédoublée. On rencontre couramment des gens qui s'intéressent beaucoup à la littérature, par exemple, mais qui vous parlent comme de génies foudroyants d'écrivains, Cohen, Tournier, Rinaldi, Nourissier, que sais-je, qui ont peut-être beaucoup de talent en effet mais dont, dans un autre milieu, non moins "littéraire", et même plutôt plus, personne n'a jamais songer à se soucier. Il semble qu'il y ait deux littératures : une littérature officielle, dotée de tous les pouvoirs, et, à côté d'elle, ignoré d'elle et l'ignorant, disons... l'art, qui continue de subsister comme il peut. Ma vision est peut-être pessimiste, désespérée, mais au sens dynamique de ces termes. Il faut voir assez joyeusement la situation. De même que la royauté n'atteint à la perfection de son essence mythique que dans l'exil, l'art n'atteint à la sienne, peut-être, que dans cet écart qu'on lui impose, d'avec la société.

J.H. La situation n'a-t-elle pas complétement changé depuis les années 60-80 ? Dans ces années, il y avait encore une coupure nette entre une production "littéraire" commerciale, visant un grand public, et ces poches de résistance qu'étaient revues, collections, groupes, éditeurs affirmant alors une véritable vocation littéraire. Depuis, tout a été mêlé, nivelé. Les gros bras débitant leurs romans comme des saucisses veulent, en plus, être reconnus eux aussi comme de vrais écrivains. Quant aux "littéraires", ils aspirent, c'est bien naturel, à plus de renommée, plus de tirages, plus de gros sous.

D'une part, il y a eu quelques transfuges, du moins de la catégorie des écrivains au sens plein du terme, des écrivains "littéraires", qui ne se sont plus accommodés de l'isolement, et qui ont fait peut-être quelques accommodements, avec des succès divers, pour être reconnus par la culture petite-bourgeoise officielle ; mais il y a surtout, il me semble, que cette culture petite-bourgeoise au pouvoir s'est emparée de tous les circuits, journalistiques bien sûr, éditoriaux, universitaires même, dans une large mesure. Elle occupe cette fois tout le terrain. Jamais une culture n'a été à ce point dominante. Peut-être cela tient-il à son essence mimétique : comme elle ressemble à tout, elle s'insinue partout, et tout finit par lui ressembler.

Rien n'est rasoir comme le sacrilège

J.H. Vous n'aimez pas beaucoup Bataille...

Par certains côtés, j'ai beaucoup de sympathie et de respect pour l'homme, pour son style, mais il ne serait pas exagéré de dire que ses idées me font horreur. En ce sens, c'est un ennemi, mais un ennemi pour qui j'ai la plus haute estime.

La transgression, l'interdit, en matière sexuelle, sont des concepts que rien ne me permet de comprendre. le goût du Mal, de la fange, de la souillure, m'est totalement étranger. maintenant, Bataille me fait plutôt rire. Je relisais récemment Ma mère, et ce livre me paraît plus démodé que du Paul Bourget. Trouver un Dieu terrible dans de malheureuses piles de photographies pornographiques, et s'y vautrer dans une extase mystico-sexuelle en ayant l'impression qu'on est au comble de l'abjection, c'est pour moi rigoureusement incompréhensible, au mieux, au pire franchement comique... C'est la raison pour laquelle, déjà, dans les années soixante-dix, je disais détester l'érotisme, et préférer la pornographie. D'une part, je ne pensais pas que ce fût la fonction de l'art, de la littérature, de rendre admissible dans le monde de la sexualité, qui n'avait nul besoin, pour être dicible, d'être revêtue par eux d'une dignité extérieure à elle-même. D'autre part, dans ces années-là, le mot érotisme était devenu indissociable du bric à brac kitsch et para-religieux de la transgression et de l'interdit. je suis convaincu que la sexualité, comme n'importe quoi, peut-être l'occasion de fautes morales, puisque je me situe complètement, expressément, sous l'instance de la morale, ce qui m'isole aujourd'hui d'un certain milieu intellectuel, ou militant, pour qui la morale, c'est l'ennemi, ou plutôt qui abandonne la morale à l'ennemi ; mais je ne crois pas que la sexualité ait le moindre besoin d'une morale particulière, ni surtout qu'elle soit en elle-même le terrain d'élection de cette puissance terrible, bien réelle, certes, mais que Bataille rend un peu grand-guignolesque, le Mal. Rien n'est rasoir comme le sacrilège...

G.S. Aussi bien dans Vigiles que dans votre récent essai, il est souvent question d epeinture, de la peinture et de la contemporaine. Il y a des noms d'artistes qui reviennent souvent : Twombly, Ryman, Serra. 

Ah ! Twombly, c'est mon idole! Mais je m'en sens un peu chassé, comme de Pessoa, par exemple, parce que le culte de Twombly est en train de devenir un stéréotype comme un autre... Je me sens moins d'affinités avec l'art de ces dix dernières années que pour la vieille "avant-garde" des années soixante et soixante-dix, qui non seulement me passionnait, mais qui m'enchantait. Cela dit, il existe en musique comme en peinture, des artistes jeunes, presque en début de carrière, dont le travail me fascine. Je pense par exemple, mais il m'est difficile d'en parler parce que ce sont des amis proches, à un compositeur comme Gérard Pesson, ou bien, pour les arts plastiques, à Jean-Paul Marcheschi, le dédicataire de L'Esthétique, qui d'ailleurs lui doit sa couverture et beaucoup d'autres choses.

J.H. Ne mettez-vous pas un malin plaisir à évoquer des peintres sinon inconnus, du moins très marginaux ?

Voilà une question qui me passionne. Je crois qu'il y a d'immenses injustices dans l'histoire de la peinture, beaucoup de caprices du sorts, beaucoup de hasard dans les gloires posthumes, beaucoup plus que dans l'histoire de la musique ou de la littérature. Les quelques musiciens obscurs auxquels il m'est arrivé de m'intéresser, Georges Onslow, par exemple, n'étaient pas véritablement de très grands artistes. Leur mise à l'écart était relativement justifiée. Quelques compositeurs très sous-estimés, tout de même, à travers les siècles : Denis Gaultier, Franz Berwald, Alexis de Castillon, Foulds pour son génial quatuor de 1934, Petrassi au moins pour son trio... Mais alors en peinture ! Les artistes qui ne sont pas à leur vraie place sont légion. Rosso Fiorentino, Valentin ou Schwitters sont en train d'y arriver, et c'est une des plus hautes. Mais Mattia Preti, mais Caracciolo, mais le stupéfiant Sérodine, mais Bernardo Stozzi, l'un des peintres les plus doués de son époque ? Mais le génial Cecco Bravo, sans doute le plus grand Florentin du 17e siècle ? Mais Vittore Ghislandi, "fra Galgario", qui est presque inconnu en France et qui, quoique surtout portraitiste, n'est pas indigne d'être comparé à Chardin, à cent coudées au-dessus de Largillière ou de Mignard (il a vécu presque cent ans, à cheval sur deux siècle) ? Même Liss, même Magnasco, même le grand Piazetta n'ont pas la gloire qui leur revient, et je vous assure que je ne mets aucune affectation à parler d'eux aussi souvent que je le peux, comme de mon cher Dughet, le beau-frère de Poussin, comme de Van Swanevelt ou de l'Orrizonte, tous ces extraordinaires "romantiques" du 17e siècle. Je suis obsédé par les "anachroniques", je rêve d'une exposition qui leur serait consacrée, à tous ces artistes d'une personnalité ou d'une solitude si fortes qu'ils paraissent échapper totalement aux contraintes de leur milieu culturel et de leur époque. Leur divinité tutélaire est évidemment le Gréco, mais son anachronisme à lui s'explique peut-être par son "anatopisme", le fait qu'il venait d'une autre culture picturale. Mais de voir côte-à-côte Luca Cambiaso pour ses dessins "cubistes", Mastellata, François de Nome, Magnasco bien sûr pour leur inspiration fantasque, Sérodine pour sa touche "divisionniste" -, Frédérik de Moucheron ou Thomas Jones pour leurs paysages "photographiques", Henri de Valenciennes pour ses études de ciel, Turner, évidemment, surtout pour les Intérieurs à Petworth, Ravier pour ses couchers de soleil "abstraits", Gustave Moreau pour les ébauches du "placard", le public en sentirait ébranlées toutes ses idées d'histoires de l'art...

Camus, R. (1990).Renaud Camus Esthétique de la solitude. Art Press n° 148, 58-61.

ap 1990
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