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Renaud Camus

Duane Michals

duane

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L'OMBRE D'UN DOUTE [1984]

(Texte de Renaud Camus)

à William.

Une vaste glace – dans

mon trouble, cela m’apparut

d’abord ainsi – se dressait

là où je n’en avais pas vu

trace auparavant

Edgard Poe « William Wilson ».

 

            Duane Michals est né le 18 février 1932, à McKeesport, en Pennsylvanie. Son père et sa mère étaient d’origine tchèque, comme ceux d’Andy Warhol, autre Pennsylvanien, dont il ferait un jour, très tôt dans leurs respectives carrières, un très singulier portrait.

            Ses parents avaient changé leur nom, afin de l’américaniser, de Mihal en Michals. Sa mère était employée de maison auprès d’une riche famille dont le fils s’appelait Duane. Sans doute ce prénom-là plaisait-il à madame Michals, ou bien était-elle particulièrement attachée au garçon qui le portait, puisqu’elle décida d’appeler Duane son propre fils. Duane Michals enfant, on le conçoit, était fort intrigué par celui qu’un récent biographe désigne, non sans une éclairante cruauté, comme « the original Duane. » Mais jamais le Duane d’emprunt ne se verrait offrir une chance de rencontrer son éponyme, sans doute prestigieux ç ses yeux, et qui se suiciderait durant la première année de son séjour à l’université.

            Cette affaire du nom, avec tout ce qu’elle suggère de frustration, de doute sur l’identité, de virtuelle rivalité pour l’amour de la mère, de curiosité déçue, d’ambiguïté quant à la mort d »une autre qui serait plus soi que soi, et plus légitimement, elle n’est peut-être pas l’explication mais il se pourrait bien qu’elle fût l’emblème de la plupart des motifs essentiels et des aspects récurrents de l’œuvre de Michals, de sa vie même, et certainement de des déclarations : obsession du double (René Magritte, 1965) avec son habituel cortège de miroirs et de subtiles réflections (Bill Brandt, 1974, François Truffaut, 1981), double carrière (« commerciale » et artistiques »), le temps partagé (entre le travail nécessaire pour assurer le confort matériel et le travail personnel, entre la ville et la campagne), goût des opposition binaires (l’esprit et la matière, les apparences et la réalité, la jeunesse et l’âge mûr, l’artiste et son modèle, la vie et la mort), dédoublement (Now becoming then, 1973), jumeaux (Hommage à Cavafy, 1978), sourde menace de l’effacement (Joseph Cornell, 1972), visages dissimulés (Andy Warhol, 1958), manque (la série des lieux vides, 1964-1966), surimpressions, disparitions, transparentes présences, fantomatiques silhouettes, doubles expositions, omniprésence de la mort.

            « Comment puis-je être mort ? » se demande, face à un miroir, l’esprit de The Journey of the Spirit aflet Death. Michals parle à plusieurs reprises d’«insatisfaction » pour expliquer ses décisions, qui sont autant de dates majeures de son développements artistique, de lier la photographie à des activités ou à des arts dont elle semblait jusqu’alors aussi distincte que possible. En 1966, il s’associe à la narration, et ce seront dès lors les fameuses séquences, qui font la réputation de leur auteur. En 1974, il lui adjoint l’écriture, et ce sont, aussi caractéristiques que les précédentes, les épreuves enrichies de textes manuscrits. En 1979, il l’unit à sa plus notable rivale, la peinture, l’artiste i intervenant alors, au pinceau, soit sur ses propres tirages, soit sur ceux, classiques, de Cartier-Bresson, de Kertesz ou d’Ansel Adams. Dans ce dernier cas il n’hésite pas à signer de son propre nom par-dessus celui de ses illustres prédécesseurs. Qu’il soit loisible de voir dans ce geste, de sa part, la marque d’une interrogation obstinée et d’une inquiétude sur l’identité, telle de ses déclarations le confirme, à propos des phrases manuscrites dont il enrichit ses originaux : « Personne ne peut reproduire mon écriture, alors que quelqu’un d’autre pourrait toujours faire un tirage. » Et Michel Foucault, dans son texte sur Michals, cite, quant au même point, cette déclaration du photographe : « La vue de ces mots sur une page me plaît. C’est comme une piste que j’ai laissée derrière moi, indécises, drôles de traces, qui prouvent que je suis passé par là. » On se souvient que l’anglais n’a qu’un seul terme, proof, pour épreuve photographique et pour preuve. Une photographie avec texte de 1974, qui compte parmi les émouvantes productions de l’artiste, est significativement intitulée This Photograph is my Proof. Mais un texte sans photographie, écrit à la main, comme toujours, sur du papier sensible, constate en 1976 : « Je suis une réflexion photographiant d’autres réflexions à l’intérieur de réflexions. C’est une mélancolique vérité, mais je dois toujours échouer. »

            Que l’on veuille bien songer ici au Self-portrait with my Guardian Angle (1974). Le visage de l’artiste est investi par l’ombre, sur la droite, tandis que vers la gauche de profil de son « ange gardien », qui lui ressemble par de nombreux traits, semble au contraire surexposé. Le texte d’accompagnement, qui parle de l’ange, Pete, mort en 1931, nous dit-on, juste avant la naissance de Duane, suggère une frustration, et un dédoublement du double même : « … Il n’est jamais devenu ce qu’il aurait pu être. » Si le nom de Duane suggère nettement la dualité, Mihal et Michals, ces syllabes dont les Français donnent les interprétations les plus variées et souvent les plus floues, appartiennent fatalement à la famille de Michel, l’archange. Michals a de longue date créé dans son esprit un double imaginaire, Stefan Mihal, qui est l’opposé de tout ce qu’il est lui-même : « Il est le type que je ne suis pas devenu, » dit-il.

            Michals a été élevé dans la religion catholique. Il cite volontiers, parmi les sources possibles de ces séquences qui sont si étroitement liées à son image d’artiste, les représentations des différentes stations du Chemin de Croix, telles qu’elles se succédaient autour d’une pièce de la demeure familiale. Les préoccupations philosophiques et métaphysiques dont il fait état avec insistance, à propos de son art, sont discrètement colorées d’une religiosité plus ou moins refoulée, clairement manifestée par le vocabulaire des titres : âme, ciel, Paradis, esprit, fils prodigue, Jésus-Christ, énorme faute… Dans la séquence The fallen Angel, l’ange, encore lui, mais ce n’est pas le même, à connaître la chair perd aussitôt ses ailes. Michals a cru voir dans Constantin Cavafy une sorte de frère mort, et dans l’œuvre du poète alexandrin un double littéraire de son œuvre photographique, mais la sexualité, et en l’occurrence l’homosexualité, sont infiniment plus sereines, plus triomphalement assumées, quoique ce soit dans la nostalgie, chez Cavafy, auquel la culpabilité dans ce domaine demeure tout à fait extérieure, que chez lui-même : au vieux poète le souvenir des ardeurs de sa jeunesse donnerait plutôt des ailes.

            Un des traits spécifiques des prémisses intellectuelles de l’œuvre de Michals est une méfiance obstinée, d’ailleurs très chrétienne en son fond, des apparence, doublée d’une foi un peu naïve dans la supérieure réalité de ce qu’elles cachent : « Je pense qu’il est important de ne pas s’occuper des apparences mais de ce que les gens sont réellement. C’est ce que les gens représentent dans votre vie qui veut dire quelque chose, non pas ce à quoi ils ressemblent aujourd’hui ou hier. » On notera, dans cette dernière phrase, la très savoureuse ambiguïté du verbe représenter, placé en position de presque équivalence avec le verbe être qui le précède.

            Au cours d’une séquence extrêmement connue, Paradise regained, un jeune couple, dans un appartement, se voit progressivement dépouillé, ou libéré, de tout son environnement culturel, à commencer par ses vêtements. Meubles, bibelots, reproductions d’œuvres d’art disparaissent tout à tour pour faire place à une croissante profusion de feuillages. Mais le primitif Eden ainsi restitué, supposé naturel, sans doute, est figuré par ces objets culturels entre tous, des plantes vertes. Et le réveil, sur la cheminée, est encore un peu visible à la dernière image, entre les feuilles. Ce paradis-là n’est pas soustrait au temps, ni donc à l’Histoire.

            Une autre des œuvres les plus fréquemment reproduites et commentées de Duane Michals, et parmi les plus fécondes en résonnances divers dans l’esprit de qui la contemple, c’est A Letter from my father. Il s’agit d’une composition complexe à tous les égards, puisque la photographie proprement dite à été prise en 1960 tandis que le commentaire écrit qui l’enserre n’a été rajouté qu’en 1975. Dans ce texte le narrateur, qui dit « je », qui parle de son père, et qu’on suppose d’autant plus facilement être l’auteur lui-même qu’il écrit à la main, ce narrateur, donc, est évidemment identifié par l’observateur avec le jeune homme dont on voit, sur la moitié droite de l’image, le beau profil buté, confronté au visage du père, lequel est vue de face. Mais si le père est bien le père de Duane Michals, le jeune homme ce n’est pas lui : c’est son frère, qui est devenu psychiatre.

            La photographie est bien entendu, par excellence, un art du double. Or, précisément, cette fonction de duplication de la réalité ne satisfait pas Duane Michals, il l’a répété cent fois : « L’important n’est pas l’apparence des choses, mais leur nature philosophique. » Si portant leur nature philosophique allait être leur apparence ? L’artiste ni le penseur, en Michals, ne peuvent échapper tout à fait à ce terrible soupçon.

            Le travail de Michals est presque aussi autobiographique que celui de Lartigue, par exemple, mais il en diffère radicalement en ceci : il ne surprend pas le moment, il le crée. Contrairement à Lartigue adolescent patiemment posté au détour des allées du Bois de Boulogne pour y saisir l’apparition d’une élégante en grande toilette, Michals n’est jamais à l’affût des mouvements du corps : il provoque, pour la pellicule et par elle, les mouvements de l’âme. A cette fin, il utilise des modèles, professionnels ou non, des procédés techniques complexes, de savantes mises en sc-ne. Il occupe la place d’honneur dans la lignée de photographes, somme toute assez peu nombreux, surtout depuis la fin du XIXe siècle, qui se sont consacré à ce que A.D. Coleman appelle « the directorial mode. » Autant dire qu’on est avec lui aussi éloigné que possible du reportage, de « l’universel reportage », pour lequel il professe un dédain parfaitement mallarméen.

            Certain petit garçon à casquette, sur une place de Leningrad, offre au regard, peut-être, quelque chose de déjà vu, du côté de Cartier-Bresson, si l’on veut. Mais la place immense après la pluie, derrière lui, n’est que reflets, et elle renvoie des rares passants, du réverbère, d’une camionnette, une réplique inversée, tremblée, précaire, menacée. On serait tenté de voir là, dans ces silhouettes floues, un plus juste présage de l’art à venir du vrai Michals. Mais il n’y a pas de vrai Michals. Il est toujours ailleurs, au-delà des miroirs, des réductions critiques, des genres clos, enlevé par de nouvelles inspirations à toute image de lui-même qui tendrait à se figer en cliché. Un autoportrait de 1973 se nomme : Je suis un autre. Restons-en cependant au petit garçon parmi les reflets, et à ces scènes et personnages de Russie, les premiers, où s’ouvre et se découvre, en 1958, par surprise, une vocation. L’esprit qui aime les signes, et les signes qu’il se font entre eux, peut s’enchanter, à propos de ses prises, par le jeune voyageur, avec l’appareil d’un autre, un Argus qu’à tout hasard, avant de quitter New York, il avait emprunté.

Camus, R. (1984). L'ombre d'un doute. Duane Michals, 3-7.

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