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Renaud Camus Gilbert and Georges Natura Natura triptyques de la villégiature capc bordeaux

capc musée d'art contemporain de Bordeaux

Renaud Camus dispar'être in anish kapoor exposition capc borbeaux 1998
GILBERT

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NATURA, NATURATA (LES TRYPTIQUES DE LA VILLEGIATURE) [1990]

(Texte de Renaud Camus)

Salut, champs que j’aimais ! et vous, douce verdure

Et vous, riant exil des bois !

Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,

Salut pour la dernière fois !

Gilbert, Ode imitée de plusieurs

psaumes et composée par l’auteur

huit jours avant sa mort.

 

Im Morgentaum trittst du Hervor

den Kirschenflor mit mir zu schaun

Duft einzuziehn des Rasenbeetes.

George, Im Morgentaum.

 

Ce serait donc l’histoire d’un préfacier bien embarrassé : depuis vingt ans et plus qu’il s’intéresse aux artistes dont il est supposé dire vaguement quelque chose, l’un des traits qui lui a toujours paru le plus remarquable, et le plus admirable, dans l’œuvre et dans leurs personnes, en l’occurrence indissociables, moins dissociables en tout cas que dans n’importe quel autre exemple auquel il puisse songer le long de l’histoire de l’art, l’un des traits, donc, etc., c’est leur prodigieuse capacité de décevoir, de décourager, de vider de sens, en un mot de rendre absurde, ridicule, et même probablement imbécile, le moindre des commentaires que l’on puisse hasarder sur eux ; à commencer bien sûr par la réflexion qu’on vient de formuler tant bien que mal, et qu’on vient de lire ; car on pourrait dire tout aussi bien, évidemment, et cela reviendrait au même, que tous les commentaires qu’on peut apporter à cette œuvre, et faire de ces artistes, sont absolument pertinent, légitimes, adéquats, profitables. Les mots, les phrases, les sens, l’appréciation critique, même, sont totalement impuissants, ici, à toucher leur objet : il glisse sur lui comme l’eau sur les ailes d’un canard, de l’un de ces canards dont l’absence, comme celle de toute vie animale, d’ailleurs, de tout vie non-sculpturale, est à ce point conspicuous, sur les jolis petits étangs de The Paintings, qu’on serait forcément tenté, par suicidaire imprudence de phalène, d’un voir un sens révélateur ; mais il n’y a pas de sens révélateur, bien entendu, dans ces parages exquis et périlleux, parce que tout y est ses, en un sens, non sans une inquiétante égalité, même ; et tout y est Révélation.

Qu’on prenne la première impression, par exemple : la première impression pourrait bien être, elle n’a que trop tendance à être, à vrai dire, que ces peintures sont remarquablement mauvaises, que cette peinture est exécrable. Le comble est que ce n’est pas faux. Le comble du comble est que ce n’est pas vrai. Le vrai est que ce n’est pas pertinent. Le vrai du vrai est que ce ne dit rien de ces œuvres, mais hélas beaucoup de celui qui parle, de celui qui juge, de celui qui ressent ; ce que ressentant, s’il n’est pas complètement idiot, il ne peut pas s’inquiéter de son jugement, et ne pas juger qu’il ferait mieux, peut-être, de ne rien dire (et a fortiori de ne rien écrire, c.q.f.d.)

Le sens est mis à rude épreuve, en effet, chez MM. Gilbert & George, the human sculptors ; le jugement de valeur aussi. Mais cela ne signifie nullement que leur colossale entreprise n’a pas de ses, et moins encore qu’elle récuse la valeur. Ce qui est poliment insinué, au contraire, c’est que nos sens sont peut-être un peu grossiers, et que nos valeurs n’auraient rien à perdre à s’affiner un brin. Nous sommes en plus d’une occasion, certes, tentés de nous révolter contre ces leçons infiniment courtoises, mais insistantes, et de nous buter une bonne fois, colériquement, sur le premier sens et le premier jugement qui se présentent à nous, en nous, surtout s’ils sont bien agressifs : Dieu que ces peintures sont mauvaises !

Ou bien au contraire : Boyng de boyng boyng, que ces paysages sont jolis, combien ces poses élégantes, quel efficace rappel de la beauté du monde, en ces images, et des dangers que la folie des hommes lui fait courir ! (On peut sans inconvénient inverser.) Mais, sont-ce les œuvres, sont-ce les artistes, est-ce Gilbert, est-ce George ou bien l’ineffable &, que nous sentons alors sourire de nous, toujours bien gentiment ? Nos attitudes et nos réactions sont prévues, c’est à croire même qu’elles font partie de la pièce exposée, du tableau, de la « sculpture ». Les sculpteurs ont toujours sur nous un pas d’avance, sinon quelques dizaines. Et la promenade à la campagne où nous convient ces mystagogues à peine goguenards (With Us in the Nature…) est bien loin d’échapper à la règle.

Qu’est-ce d’abord que cette nature si bien peignée, comme nos harmonieux randonneurs eux-mêmes, qu’on la soupçonne d’une urbanité tout juste inférieure à la leur ? C’est tout « naturellement », sans doute, que cette campagne opulente s’agence en une façon de parc, et même à l’occasion, de « jardin anglais » ; c’est-à-dire de ce qui fut à peu près, historiquement, la plus ingénieuse et la moins ingénue des façons d’humaniser la nature, de la civiliser, de passer avec elle un accord en en faisant, en somme, une gigantesque citation, paysage fabriqué de fabriques et de figurants, bergers, devins de village, ornementals ermits, tels qu’ils étaient chers aux English Exentrics de Dame Edith Sitwell, et qu’ils n’étaient rien d’autre, au fond, que des sculptures vivantes, chantantes même quelquefois, sous les arches de leurs fausses ruines.

Dans les textes incroyablement candides et captieux, traîtres comme une eau dormante, qui dans Side by Side, le livre, accompagnent en regard les merveilleuses photographies dont s’inspirent la plupart des Paintings, Gilbert & George autorisent expressément cette référence anglosissisme, pittoresque, late-georgian et pré-romantique : « In true Bombergian style we do our Gainsborough. » Mais c’est à travers le très moderniste tourbillon vorticiste qu’il le font (Bomberg), lequel se trouve ici presque contradictoire ; encore que j’aime à penser que le fameux vortex des cubo-futuristes britanniques (pour s’simplifier à l’extrême), en ces parages mouvants convoqué par la bande, n’est pas très éloigné de la spirale dont Barthes, en ces mêmes années 1970, faisait l’emblème et parfois la figuration de cette science des degrés, ou des niveaux, la bathmologie, qu’il inventait alors en se jouant : tout revient, mis à un autre niveau de la spirale, en ayant fait un tour complet des virtualités de signification.  Gilbert & George, certainement sans le savoir (quoiqu’ils sachent plus de choses qu’ils ne veulent bien le dire), sont les artistes bathmologues par excellence ; car rien n’est tout à fait ni simplement contradictoire, chez nos prudents et très aventureux promeneurs. « Dynamism is there to work, doing its energetic mischief, lit-on sur la même page du même ouvrage. All is contrast, all is perverse for you. » La nature est perverse, à commencer par la nôtre, et par nature humaine en général, cet absurde vieux mythe. Il n’y a que la campagne anglaise pour manquer singulièrement de naturel. Et pourtant…

L’ébranlement du concept de nature ne peut aller, nous le savons bien depuis plus d’un siècle qu’il se prolonge, et malgré l’extrême et suspect bon ton dont nous le voyons ici revêtu, sans la concomitance mise en branle du concept de sens, pour ne rien dire de celui d’art. Parmi les Six Points que les artistes, dans leur incomparable mansuétude, disposent, towards a better understanding, à l’orée de leurs six triptyques, on relève cet avertissement en forme de promesse : Human sculpture makes available every feeling you can think of. Rien d’étonnant dès lors à ce que nos sens, à l’instar de notre sens critique, soient légèrement décontenancés pas cette œuvre magistrale emphatiquement médiocre, par une sophistication si rustique, par une nature tellement historique, tellement artistique, par une naïveté si retorse qu’à force de nous englober et de nous faire siens elle finit par devenir nôtre, la nôtre. Et que dire d’un corpus aussi « moderne », aussi révolutionnaire – nous n’avons pas de mérite à le reconnaître tel, sa postérité témoigne pour lui – s’il se trouve qu’il relève en même temps, ou d’abord, d’une esthétique aussi conservatrice, et même franchement réactionnaire (à ceci près que cette « franchise » n’est pas nette) ?

Tout art est conservateur, sans doute, de même que toute littérature ; disons plutôt conservatoire, ou si l’ont veut écologiste. Il ne peut s’empêcher, non plus qu’Orphée, de se retourner sur ce qu’il va perdre, sur ce qu’il va perdre en se retournant, sur la perte dont il va constituer – c’est là précisément son art, son mystère et son alchimie – la substante équanime et combien élusive dont il nous désempare, nous exaspère ou bien nous éblouit. Il absorbe ce qu’il dépasse, il se parle de ce qu’il quitte, il s’enrichit de tout ce qui renonce. C’est pour cette raison qu’il est trop facile, on l’a d’ailleurs souvent relevé, de parler d’ironie, à propos de nos sculpteurs de l’aire, et de plein air. Ils ont beau sourire un peu, ils ne se moquent pas de Gainsborough, ils ne se moquent pas de la campagne anglaise, ils ne se moquent pas de nous, ils ne se moquent pas d’eux-mêmes ; ils ne se moquent mêmes pas de Bomberg, Ils s’incorporent tout cela, tous ces êtres, tous ces sentiments, toutes ces erreurs peut-être et tous ces ridicules, toute cette beauté et toute cette vérité, ils l’intègrent à la matière de leurs sculptures, à leur substance de sculpteurs, ils en font leur croix et la portant ils continuent leur chemin, passant outre, vers un au-delà perpétuel des signes. Walk on, walk on, do your best with hope in your heart, dit encore Side by Side, ce livre inépuisablement superficiel, for we may never walk this way again, all being well, we never will. Repeats are not for us too. Il n’y aura plus de Peintures, dans l’épopée de nos héros gémellaires. Mais il y a eu, et il y a, celles-ci, with Us in Art, Art for All. Ce qui est peint est peint, c’est un adieu, dont il n’est pas exclu qu’il soit doublé d’un meurtre (ces miroirs d’eau sans âme qui vive, parmi les feuilles, ne laissent pas d’y prêter). Quoi donc fonde le possible, toujours, sinon le méticuleux inventaire, expérimental, systématique et tendre, de ce qui n’est désormais plus possible ?

Camus, R. (1990). Natura Naturata (Les Triptyques de la Villégiature). capc Musée d'art contemporain de Bordeaux, 95-97.

Renaud Camus dispar'être in anish kapoor

Anish Kapoor, CAPC (1998)

Dispar'être

Camus, R. (1998). Dispar'être. Anish Kapoor, capc Bordeaux, 107-111.

kapoor
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