Rome/Rodez
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(Texte de Renaud Camus) [1988]
Non sans un léger sourire ai-je appris, je dois le reconnaître, que l’exposition des œuvres de récents pensionnaires de la Villa Médicis, organisée par la ville de Rodez et par le conservateur du musée Denys Puech en guise d’hommage nettement posthume à cet éminent Aveyronnais ; directeur de l’Académie de France à Rome de 1921 à 1933 après y avoir été lui-même pensionnaire de 1885 à 1889, que cette exposition, donc, devait avoir pour cadre une caserne désaffectée… Je crains bien d’avoir pensé, même que décidément, nous n’y échapperions jamais ! Car au cours des siècles et des interminables démêlés des Prix de Rome avec l’Académie et ses directeurs successifs, l’un des mots qui reviennent le plus souvent, dans les doléances des lauréats, dans leurs lettres à leurs parents, dans leurs Mémoires plus rarement (car le temps change l’éclairage et l’adoucit), c’est précisément celui de caserne. Ni Berlioz ni Debussy ne se sont privés d’en faire usage, ni l’enfant terrible Henri Regnault, ni Carpeaux, ni Falguière dans des moments d’humeur, ni même le sage William Bouguereau, ni le caressant Massenet.
Le terme, au demeurant, est fort exagéré. Car si les règlements qu’avait prévus Colbert étaient en effet draconiens, ils avaient eu tôt fait, sous la houlette de directeurs artistes eux-mêmes, anciens pensionnaires souvent, de s’édulcorer sensiblement. A la fin du XIXe siècle ne subsistaient plus guère, comme interdictions rigoureuses, que celle de se marier et celle de s’éloigner trop longtemps[1]. La nécessité d’introduire dans la place des modèles, qui sans doute ne tenaient pas éternellement la pose, lénifiait quelque peu ; je crois bien, l’austérité des mœurs qu’implique à l’excès l’injuste métaphore militaire. Certes, les logements furent toujours spartiates, à la Villa, et généralement décatis ; Dieu sait qu’ils le demeurent. Mais ce relatif inconfort des lieux est nettement compensé, tout de même, par leur incomparable beauté, leur majesté, leur poésie, et par la liberté dont on y jouit. Les pensionnaires, aujourd’hui, sont laissés complétement à eux-mêmes. Cette situation ne va pas sans quelques inconvénients pratiques, administratifs ou psychologiques ; mais il est probable que ses avantages, pour les artistes en résidence, l’emportent haut la main.
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« Il y avait eu de tout temps, écrit Denys Puech dans un article de Souvenirs publié dans deux numéros de la Revue des Deux Mondes[2], des conflits entre les directeurs et les pensionnaires. Certains parmi les premiers, tels que Lenepveu, en avaient beaucoup souffert : Carolus-Duran n’y avait pas échappé, puisqu’il fut sur le point de donner sa démission de directeur pour provoquer en duel n de ses pensionnaires dont il s’était cru insulté. » « Je me demandais, écrit encore Puech au sujet des seconds, si on ne les avait pas calomniés, en me disant qu’ils avaient été si méchants pour mes prédécesseurs. » Cependant, lorsqu’il arrive sur place pour prendre ses fonctions directoriales, en mai 1921, les vieux problèmes poignent sans attendre : « Pendant le déjeuner, il ne fut question que de misère qui régnait à l’Académie. Tout y était fripé, râpé, déchiré : meubles, chaises, tentures, tapis, etc… » Les soucis de cet ordre perdurent pleinement de nos jours. Mais ils ne constituent que le versant anecdotique, domestique, quotidien, agaçant, bien sûr, mais tout à fait secondaire, d’une problématique plus intéressante et plus vaste : celle des rapports de l’art avec les institutions officielles, de la création avec le pouvoir. La présente exposition, entres autres mérites, à l’avantage de témoigner des termes nouveaux dans lesquels se formulent désormais ces relations inévitables, et traditionnellement délicates.
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Résumons : l’histoire de Denys Puech et de sa carrière est merveilleusement emblématique des beaux récits moralisateurs qu’aime à forger la Troisième République afin d’illustrer pour sa plus grande gloire l’idéal Jules-ferryste d’une égalité des chances de chacun, jusque dans le nébuleux domaine de l’art. Le petit paysan de Gavernac, sur le causse de Bozouls, gardeur de chèvres de louage à Longuis, touché de la grâce aveugle du talent, voire du génie, peut, par l’heureux effet de bourses judicieuses et du patriotique patronage des élus locaux, aller faire à Paris les solides études de sculpture qui le mèneront jusqu’au Prix de Rome, rituel pont-aux-ânes de toute grande destinée artistique officielle. Ce ne seront ensuite que flatteuses commandes de l’Etat et des collectivités publiques, portraits mondains, décorations dans tous les sens du terme, honneurs, académies et, l’un des postes les plus prestigieux et convoités de la République des Arts (elle-même attique reflet de la République tout court), celui de directeur de l’Académie de France à Rome. Pour que rien ne fasse défaut à ce touchant apologue du mérité justement récompensé (parce que tôt reconnu par un pouvoir éclairé, paternel et bienveillant), le petit berger rouergat ne manque pas d’épouser une princesse poétiquement exotique à souhait, Gagarine-Stourdza. Bon prince, fidèle, il fait édifier au chef-lieu de son département natal, à ses frais et à ceux de quelques admiratrices passionnées, telle l’illustre cantatrice Emma Calvé, elle-même native de Decazeville, un joli petit musée du plus pur style Belle Epoque, auquel sans barguigner il donne son propre nom.
Le musée Denys-Puech, ces temps-ci, est une carcasse vide. Il avait grand besoin d’une radicale rénovation, que la ville de Rodez, décidée à rendre ou à donner à l’art, et même à l’art en train de se faire, puisqu’il n’est pas dissociable de l’art en général, une place essentielle dans l’existence de ses habitants, a courageusement et très judicieusement entrepris. Pendant la durée des travaux, une grande exposition d’art contemporain se tient dans la fameuse caserne de j’ai dite, qui se rencontrait disponible. Cette exposition, en plaisant hommage à Puech, est tout entière consacrée aux pensionnaires récents et actuels de la Villa Médicis. De leurs œuvres, qu’aurait pensé le vieux maître ?
Pourquoi se le dissimuler ? Il est plus que probable que la plupart l’eussent horrifié. Et l’on ne se cachera pas non plus : il est encore plus vraisemblable que l’œuvre de Denys Puech, la représenterait-on aux sculpteurs et aux peintres à cette occasion rassemblés, ne rencontrerait pas, de leur part, une adhésion tout à fait sans réserve… L’expérience est facile à tenter : qu’on mène Florence Valay devant le tombeau du cardinal Bourret, dans la cathédrale, ou que l’on confronte Tjeerd Alkema, Thierry Delaroyère ou Ange Leccia aux monuments aux Morts du jardin public. Je doute qu’ils s’indignent, eux. Mais il y a gros à parier qu’ils souriront peu.
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L’Histoire renvient en farce, dit à peu près Marx. L’histoire de l’art, elle, revient peut-être en plus plaisanterie plus fine que la farce, plus douce, plus subtile et plus instructive. Loin de moi d’insinuer que le travail de nos artistes n’est pas sérieux, quand bien même Denys Puech et certains visiteurs indigné, qui sait, pourraient avoir quelque mal à le prendre tout à fait au sérieux. Sérieux, il l’est au contraire à tel point que, malgré la gravité dont il témoigne à l’occasion, il peut s’accommoder, lui, de l’humour. Dans ses apodictiques accointances avec le pouvoir, l’autorité, l’Etat, la Vile, la Cité, il peut procéder désormais sur un mode qui soit, entre autres choses, ludique.
Il serait bien entendu parfaitement naïf d’imaginer que la vieille question de l’art et du pouvoir est complètement évacuée de nos jours, exténuée, caduque : loin de là. Les pensionnaires actuels à l’Académie de France ne sont plus des Prix de Rome, ils ne passent plus de concours en loge, ils n’ont plus l’assurance, une fois leur « titre » en poche, de régulières commandes de l’Etat. L’Académie des Beaux-Arts n’est pas, je l’imagine, leur plus haute ambition. Cependant ils ont dû, pour être envoyés à Rome, passer devant des jurys, présenter et défendre leurs travaux, être sélectionnés puis choisis (ce qui implique, évidemment, que beaucoup de leurs pairs ne l’ont pas été). Il leur faudra, s’ils veulent persévérer dans l’art, c’est-à-dire dans l’être, trouver des galeries pour qu’elles les représentent, et de préférence de bonnes galeries, dont le nom et les choix, la « politique » en somme, leur fassent honneur et publicité, au lieu de les compromettre ou discréditer. Il leur sera nécessaire de montrer leurs œuvres dans de bonnes expositions, collectives ou personnelles, dont la qualité, le prestige ou le succès, de même, les valorisent. Ils devront faire en sorte que des critiques compétents, ou reconnus tels, ce quo n’est pas toujours la même chose, voient leurs travaux, s’y intéressent, en parlent, en écrivent, et si possible favorablement. Ils devront naviguer entre les FRAC, les FIAC et les diverses commissions d’achat, tâcher de se faire ouvrir les portes des musées, vendre, bien vendre, faire jouer les relations s’ils en ont, s’efforcer de s’en établir s’ils n’en ont pas. Ils devront éviter, qui sait, les pièges même de certains succès. Bref, il n’est pas sûr qu’à leur art seul ils auront loisir de consacrer tout leur art. Qu’on le déplore ou non, le concept de carrière, dans ce domaine, est loin d’avoir perdu toute pertinence. Du moins faut-il reconnaître qu’il a beaucoup évolué, depuis le temps du maître Puech, irréprochable orfèvre en la matière. S’il existe encore un art officiel, il n’est pas très aisé, du moins, d’en préciser les canons. Du jeu s’est introduit dans la machine. L’originalité, l’invention, la provocation peut-être, n’éclatent pas uniquement là om traditionnellement elles sont attendues, dans les seules marges qui leur étaient jadis réservées. Les académies ne sont pas forcément académiques, ni les musées exclusivement conservateurs. Des lieux de liberté nouveaux sont apparus. Provisoires, changeants, fluides, il est divertissant que l’in d’entre eux soit une caserne. Si de jeunes artistes contemporains peuvent sans péril s’y manifester, c’est que leur art, de par sa nature même, ne court aucun danger. Non plus qu’à la Villa Médicis, d’y être encaserné.
[1] Regnault s’étant attardé en Sicile écrit au directeur Hébert des lettres qui commencent ainsi : Caro piccolo direttore…
[2] 15 juillet et 1er août 1941.
Camus, R. (1988). Rome/Rodez, de la Villa Médicis au Musée Denys Puech. Rome/Rodez, 21-23.