La Chronique des écrits en cours
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CHEMIN DE FIN D'ÉTÉ [1982]
(Lettre de Renaud Camus)
«Enfin s'indique la fonction propre
de la fiction dans son trajet complet :
celle de la mise en scène et de la
destruction du nom : tout et Tristan,
tout Tristan est - tout nom est mythe,
tout mythe est fonction.»
Jacqueline Risset, préface
au Tristan de Nanni Balestrini.«Le nom est fatal. Autant le savoir.»
Antoine Compagnon, Le deuil antérieur.
Mon cher Marc,
La Chronique a bien voulu choisir dans le quatrième volume, à paraître, de nos Églogues, Travers II, quelques pages qu'elle publierait accompagnées de miens commentaires. Votre choix s'est porté sur les dernières pages du septième et dernier chapitre, de la dernière "journée", les toutes dernières du volume, donc(1) Elles ont un caractère de coda qui sans doute rend plus aigus les problèmes posés par la publication à part de n'importe quel extrait de notre texte. Car ce recueil d'extraits, nos Églogues, ex logos, paradoxalement se prête mal à l'extrait. Chaque passage, chaque phrase souvent, et par exemple ici, y est certes une unité en soi, qui n'entretient avec son immédiat contexte qu'un rapport diégétique très mince, lâche ou inexistant. Mais chaque passage, chaque phrase, chaque mot n'a droit de présence qu'à appartenir à des réseaux très complexes, par chaque volume tissés, resserrés, enrichis, par l'oeuvre entière élaborés, et, puisque celle-ci n'est qu'un extrait, un églogue, des églogues, par le monde chaque jour fomentés, corrigés, confirmés. Rien qui ne renvoie à tout. Comme dit «mon père», «c'est tout un ensemble !».(2) Association, association d'associations, séries, renvois, retours, glissements, déplacements, échanges, substitutions, ces jeux s'imbriquent selon un principe unique, celui-là même, aussi bien , à nos yeux, du plaisir et de l'activité littéraire : la surdétermination.
Le texte dont il s'agit ici, bien qu'inédit, ou une grande partie, est déjà un peu ancien. Je n'en suis que l'un des "auteurs", et si peu. Défaut de mémoire, paresse à feuilleter, manque d'autorité surtout, précisément, je ne puis, de chaque mot, donner le dernier mot ; mais seulement, de très courtes notes, désigner à une lecture plus curieuse, plus lente, plus sensible aux paysages, quelques sentiers qui eux-mêmes, etc., à l'infini.
Rentré à la maison,... etc. Travers se présente originellement comme un "journal". Même si les "journées" sont de plus en plus floues (dans le second volume, elles ne sont plus datées), de la forme "journal" il demeure des traces, qui doivent d'être encore lisibles, sans doute, à la surdétermination qui s'y active : écrit des cartes postales : écriture, correspondance, cartes, phrases indépendantes, souvent uniques, etc.
La tête tranchée de sa meilleure amie,... etc. La phrase qui précède immédiatement le passage choisi est celle-ci : «Et l'ultime rencontre entre la mère et le fils nous fait sentir à nouveau l'identité du rapport incestueux et de la mort.» Marie-Antoinette, lors de son procès a été accusé de rapports incestueux avec son fils, le dauphin. Ce genre d'allusion n'est pas directement à l'ensemble du savoir, historique ou autre, mais au texte même des Églogues. Ici par exemple, Échange, p. 218 : «La tête tranchée de sa meilleure amie est présentée à la reine, etc.», et immédiatement après : «Puis elle est accusée, lors de son procès, de relations charnelles avec son fils, le dauphin.» Aux dauphins sont associés, dans la légende mais beaucoup plus spécifiquement dans nos propres travaux, le poète Arion (cf. infra et toujours Éch. 218) qui, souvent cité par nous, parle de leur face "camuse" (ambiguïté du nom et du sexe) : de Penthée, fameux par son travestissement (et sa mise en pièce), il est rappelé, quelques lignes avant le passage choisi, qu'il est le petit-fils de Cadmus. Camus est un adjectif nécessairement lié au nez, et donc par exemple au ney (flûte de roseau, cf. supra également) ou aux Ney (famille de Roussel). Le motif de la tête tranchée ouvre un passage avec Saint-Denis, «sa tête tranchée entre ses mains» (Éch. p.179), et surtout avec Orphée, autre mis en pièce, dont la figure est très récurrente et très active dans nos Églogues.
J'ajouterai que le motif de l'inceste et de son rapport avec l'écriture, le travestissement, la mort ou la fragmentation, ne nous intéresse nullement, Duparc et moi, pour son éventuelle vérité. Nous sommes des auteurs de fiction ou, selon la belle expression qu'il faudrait avoir le courage de relever, des hommes de lettres : nous ne tenons aucun discours stable, nous ne disons rien, nous citons. de la psychanalyse nous pourrions dire ce que Barthes disait de l'astrologie, qu'elle est un agréable espace de discours, un champ de romanesque, le terrain d'un échange, un sujet de conversation. Notre écriture emprunte avec plaisir ses allées, c'est tout.
Et ce qui complique encore les choses,... etc. Dauphin, Marie-Antoinette, etc. Sur un café Le Dauphin, rue de Buci, Éch. 163 (comme toujours, entre autres). Les gens dont le prénom est Renaud sont exposés à se voir affublés de surnoms empruntés aux modèles successifs de la régie Renault, et par exemple Dauphine (Éch. 137).
J'écris toujours avec un loup sur le visage. Vers de Barnabooth : «J'écris toujours avec un masque sur le visage», certainement cité exactement en amont. La substitution loup/masque le rattache à la figure du loup, extrêmement productive. L'un des narrateurs, enfant, est appelé par sa grand-mère "mon lupin", par une de ses tantes "mon petit loup". D'autres se disputent, s'il s'agit d'incarner les personnages de La Recherche, pour être Saint-Loup. «C'est Lou qu'on la nommait» (Travers II, 6) . Etc. Surnom, faux nom, pseudonyme, hétéronyme. Pessoa, dont le nom signifie personne, tandis que persona en latin veut dire masque et personus, qui résonne, qui retentit, Pessoa fonde le groupe Orphée. Larbaud écrit l'oeuvre d'un autre, Les Poésies de A.O. Barnabooth.
De la vie antérieure,... etc. Duparc. Le passage Duparc/Wolf (loup) a été ouvert quelque part par cette remarque : que les deux compositeurs, Henri Duparc et Hugo Wolf, à peu près contemporains, connus presque exclusivement l'un et l'autre par leurs mélodies, occupent respectivement dans la musique française et dans la musique allemande des situations qui sont très comparables (Travers II n'ayant pas encore été publié, je ne puis malheureusement préciser les folio. «Dans la littérature tout existe : le problème est de savoir où» écrit Barthes : ainsi en va-t-il, toute proportion perdue, des Églogues). Ce passage une fois établi, et souvent pratiqué, les éléments qu'il met en communication peuvent être changés. Ainsi, au lieu d'Henri Duparc, il pourra s'agir d'un côté de Denis ou de Tony Duparc, "auteurs" des Églogues, ou de la Duparc, la fameuse actrice dont la mort fit accuser Racine d'empoisonnement. Inutile d'insister sur le chant du signe Duparc. Ou bien c'est Wolf qui pourra désigner autre chose qu'Hugo Wolf : le général Wolf (Travers II, 6) ou bien
Pour madame Wagner, qui vient de mourir, le Führer avait été (...) son cher Wolf... etc. Le rapport Wolf/Wagner (Hugo et Richard), et par exemple les excentricités suggérées à Wolf par son admiration délirante pour Wagner, sont souvent attestés, encore une fois non pas dans le fond du savoir, la culture en général, mais dans le texte.
J'accélère, faute de place : le transit Victor Hugo/Wolf est évident, et exemplaire des passages les plus simples, les plus grossiers, ceux dont la fonction principale est d'ouvrir l'oeil du lecteur distrait. Le prénom Victor a évidemment sa fortune ailleurs dans le texte, puisqu'un rigoureux principe d'exclusion interdit tout signifiant qui ne renverrait à rien, qui ne résonnerait pas.
Le "thème" du loup et ses variations continuent de jouer leur rôle de trame principale et convoquent par exemple, avec son double, le Dupin de Poe, dont on sait, ne serait-ce que par le texte lui-même, que le Lupin de Leblanc lui fait et lui est expressément référence. Désigné d'un simple "il" apparaît alors Hugo Wolf en personne, suffisamment nommé par le contexte. Dans sa folie il se prend pour un autre, en l'occurrence Mahler. Tous les détails historiques sont exacts, ou du moins attestés, de même que la fiction, si fiction il y a, se plie toujours au vraisemblable : vérité et vraisemblance ne fonctionnant que comme supplémentaires contraintes.
J'avoue ne pas voir très bien, aujourd'hui, pour quelle raison la phrase suivante, tirée je crois de la correspondance de Nietzsche, se trouve précisément là ; ni n'avoir le courage de feuilleter tous les Églogues pour éclaircir ce seul point. Je puis seulement garantir que cette recherche ne serait pas vaine et que, maniaques comme je nous connais, les "auteurs" ont eu les motifs les plus précis. Quinze pages plus haut se rencontre un écheveau assez proche, où figure également une phrase de Nietzsche. Celui-ci, auteur lui-même de mélodies, "devient fou", comme Wolf, ou "a des troubles mentaux" comme Duparc. La date 20 septembre, extrême fin de l'été, correspond bien en tout cas à la position de la phrase dans le livre, le deuxième des quatre Travers, très manifestement L'Été.
Pour le bloc suivant, quelques chiffres, corrects, de formules que je n'ai ni le temps ni la place, ni la capacité d'étaler entière, ce qui d'ailleurs ne serait pas souhaitable. Warhol : W.Horla. Wittgenstein prétendait que la constellation Cassiopée, ayant la forme d'un W, signifiait dans le ciel : Wittgenstein. Répondant de ce nom exceptionnellement long et compliqué pour les Églogues : Sol Le Witt, Alfred et Albert Einstein, Einstein on the Beach de Bob Wilson, Gertrude Stein, Lol V. Stein, etc. «La tradition fait remonter à un certain Wilson la fondation et le nom même de l'île» de W ou le souvenir d'enfance, de Perec. William Wilson, de Poe, est le type même de l'histoire du double. Dupin s'appelle Auguste. George Sand (Aurore Dupin), l'auteur d'Indiana, descendait des rois Auguste de Saxe. L'éditeur de sa correspondance est Georges Lubin. Germaine Lubin a été une des plus solides Isoldes. Bob Wilson a été sollicité pour monter un Tristan à Bayreuth. Mon ami le peintre Donald Evans (1945-1978), qui ne peignait que des timbres, m'avait envoyé une carte postale reproduisant le Love de Robert Indiana. The Sundance Kid, qu'avec Billy the Kid on retrouve peut-être en Argentine, vers 1909, sous les noms de Wilson et Evans, était un wagnérien passionné.
Pour ne pas en finir avec la série des compositeurs ou écrivains "fous" et internés, je rappellerai que Nerval a séjourné assez longuement dans la fameuse maison de santé du docteur Blanche, à Passy. Maupassant y mourut : «(On sait que sur l'écrivain, écrit Mallarmé, (...) comme la page désormais blanche.)» Cette maison, aujourd'hui ambassade de Turquie, il me semble bien, d'après mes souvenirs du Triangle d'or, que ce soit celle que décrit longuement Leblanc dans son roman. Or il s'agit de l'ancien hôtel de la princesse de Lamballe, la meilleure amie de Marie-Antoinette, dont la tête tranchée, etc.
Tout ceci, il n'est nullement nécessaire, bien entendu, que le lecteur le sache avant de lire les Églogues. C'est dans le texte ; où, comme dans un classique roman policier, il n'est rien qui ne puisse servir, qui ne doive servir, plus tard, ou plus tôt ; où il n'est rien qui n'agence ou n'organise un passage lointain ou proche, dix, cent, tous. C'est pourquoi, mon cher Marc, parti pour commenter les pages choisies par la Chronique, je n'ai pu en éclairer que deux ou trois, trop longuement à la fois et très partiellement. Commenter un extrait c'est nécessairement paraphraser l'ensemble, le recomposer, le réécrire, puisque cet ensemble n'est qu'un gigantesque commentaire de chacun de ses détails. À tirer jusqu'au bout le moindre fil de la moindre phrase, il faudrait un livre, ou sept, une vie ou toutes les vies.
Les Églogues ne font rien d'autre, à quoi nos vies, à Duparc, à Duvert, à nous tous et à moi ne sont qu'une petite note, à toi très amicale.
Renaud Camus
(1) Voici (incomplètement) les pages en question, telles qu'elles ont été également reproduites dans le même numéro de La Chronique des écrits en cours, sous le titre de Fin d'été - elles sont en effet les toutes dernières de Travers II, Eté, collection P.O.L, Hachette, 1982 :
«Rentré à la maison, j'ai rédigé quelques cartes postales, justement.
«La tête tranchée de sa meilleure amie, on s'en souvient, est présentée à Marie-Antoinette, au bout d'une pique, sous ses fenêtres du Temple. Et, ce qui complique encore les choses, c'est que de nombreux cafés, à Paris, s'appellent Le Dauphin. J'écris toujours avec un loup sur le visage. De La Vie antérieure, on peut dire que c'est le chant du cygne de Duparc, et son chef-d'oeuvre. Pour Mme Wagner, qui vient de mourir, le Führer avait été, et demeurait, le grand ami, le protecteur, le sauveur du festival, son cher Wolf, qu'en 1979 elle aurait accueilli, s'il s'était présenté à sa porte, avec la même joie qu'autrefois, aux temps heureux où la politique n'avait pas encore tout sali, tout gâché. Si vous ne deviez posséder qu'une édition reliée, que ce soit Victor Hugo : nous vous offrons en cadeau le premier volume. Je l'observais dans ses allures, et je rêvais souvent à la vieille philosophie de l'Ame double, - je m'amusais à l'idée d'un Dupin double - un Dupin créateur et un Dupin analyste. Au sortir de cette orageuse entrevue, il se rend en courant à la demeure même de Mahler, et annonce à la cuisinière ébahie que c'est lui, désormais, qui dirige l'Opéra. Je ne quittai Sils-Maria que le 20 septembre, retenu que j'étais par les inondations : à la fin j'étais depuis longtemps le dernier visiteur de cet endroit merveilleux, à qui ma gratitude fera don d'un impérissable nom. Les lignes suivantes sont barrées de W continus. Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai ! La fille qui a traduit en français My Philosophy from A to B l'a fait à peu près comme si c'était du Wittgenstein, me dit Bob, alors que je me donne un mal fou, quand j'écris les livres d'Andy, pour imiter son style d'enfant retardé. Wilson agreed not to take the Indians's money, which were only Argentine banknotes anyway, and shorted through to Evans. C'est le tout-puissant comte Brühl, l'éminence grise d'Auguste III, qui aurait eu l'idée de faire commande à Bach d'une composition destinée à des cures musicales nocturnes. Aussi Debussy ruine-t-il, avec La Mer, la tradition du tableau solennel et construit pour s'aventurer vers un véritable éclatement général des thèmes et des rythmes, des harmonies et de l'instrumentation. Etc.
(2) Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, in À la recherche du temps perdu, "Pléiade", tome I, p. 57.
Camus, R. (1982). Chemins de fin d'été. La Chronique des écrits en cours n° 2, 64-69.