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Renaud Camus

Jean-Louis Germain

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JEAN-LOUIS GERMAIN [2019]

(Texte de Renaud Camus)

       Jean-Louis Germain a mis d’emblée toutes les chances contre lui et il a merveilleusement réussi — non pas à échouer, certes non, mais à ne pas “réussir”. On ne saurait rêver figure d’artiste moins en accord avec son temps.  Et c’est en toute innocence, j’en suis sûr, qu’étant placé à table, un jour, lors d’un déjeuner de peintres, à côte de l’influente épouse d’un confrère qui tentait de le situer un peu en l’interrogeant sur ses opinions politiques (curieuse méthode, au demeurant), il répondait : 

       “Légèrement sur la droite de Louis XIV.” 

       Il n’est pas Grand Siècle pourtant, ou bien à la façon de certaines natures mortes à la Lubin Baugin, qui connaissent le poids des choses plus que leur prix, et l’épaisseur de l’air mieux que ses vains déplacements. Il y a du mécontemporain en lui, du mécontemporain de tout, et de toutes les époques. Il n’est pas tout à fait pas là, néanmoins, et je ne le crois pas mécontent, pas même de lui ni de son sort, qui a ses douceurs et ses conforts, ses satisfactions ironiques aussi, malgré ses inappartenances, ou à cause d’elles.  

       Pourquoi suis-je harcelé gentiment, au moment d’écrire de lui, par le mot sourd ? Non qu’il le soit le moins du monde, certes, ni sa peinture. L’un et l’autre entendent à merveille, au contraire. Mais on dirait que son art s’imprègne des bruits du monde, de ses discours et de ses incidents, de ses tumultes et de ses cris, et plus encore de ses chuchotements, des borborygmes de l’âme, pour se refermer sur eux et les taire, habité d’eux. Il les absorbe, et les convertit en silence — je n’ose écrire en éternité, le mot par son emphase contredirait pareil mutisme : disons simplement en présence. 

       Sourd, au demeurant ce n’est pas tant l’adjectif, qui songe en moi¬ — même s’il est bien loin de signifier seulement la surdité : un bruit sourd, des tons sourds, une sourde inquiétude… — que les formes du verbe sourdre, qui lui sont moins apparentées qu’à source. La peinture de Germain est sourde, ses tons sont sourds, quelque chose sourd d’elle d’une voix sourde, comme d’une fontaine chargée d’alluvions et voilée, au fond d’un parc. Minérale et se refusant à l’éclat (à quelques notables exceptions près, tout de même : elle laisse entendre en plus d’une occasion qu’elle pourrait, si elle voulait…), elle parle bas, un doigt sur la bouche. La lumière qui s’en exhale est d’autant plus éclairante et révélatrice quelle est  mieux refusée, chiche, un peu boudeuse, dérobée. On dirait qu’elle ne dit pas ce qu’elle dit, qu’elle se retire en s’affirmant, qu’elle s’absente d’elle-même, qu’elle brouille le message. L’artiste lui-même n’y manque pas. 

       Ainsi cette façon suicidaire, en plein Support-Surface, dont son art était proche, de revenir au modèle, au modelé, au visage. Il s’était acquis un style, un genre, une image, un nom, par des toiles abstraites de la plus sévère austérité, à-plats graphiques aux tons étouffés, ocres, coq-de-bruyère, bruns rosé ; et voilà qu’il se fait un plaisir, ou peut-être un devoir, comment savoir, de dépasser cet acquis sans en rien renier, sans l’abandonner jamais, sans délaisser le moins du monde sa première inspiration janséniste,  mais en revenant par à-coups, à la figuration, et qui pis est à la figuration de la figure humaine. On pense à un Vincent Bioulès, dont le cheminement en cavatine n’est pas sans ressemblance avec le sien : tous deux s’abstraient de l’abstraction, en un moment décisif de leur évolution ;  s’affranchissent de la grammaire commune de leur génération ; rentrent en eux-mêmes et creusent. Est-ce coïncidence si tous deux, ce faisant, quittent Paris ? 

       Germain, il est vrai, devait moins à l’École de Paris et aux peintres français de la génération qui le précédait qu’à de longs séjours de jeunesse aux États-Unis et dans leurs belles universités, à la découverte émerveillée, là-bas, des maîtres de l’abstraction lyrique, les Rothko, les Newman, les Clyfford Still ou même le jeune Jasper Johns ; sans oublier bien sûr cet étonnant Richard Diebenkorn auprès duquel il travailla, et que De Kooning ni Gorky ne détachèrent jamais d’Edward Hopper, ni surtout de Matisse. Où la France écartée revient par un détour, elle aussi : ce que la peinture de Jean-Louis Germain a de profondément français, au meilleur sens du terme, c’est une façon de ne jamais crier. 
 
       Bien entendu, pour qui sait voir, le retour s’opérait à un autre niveau de la spirale, comme dit l’autre  (Barthes, Marx, Pascal, et tous les bathmologues sans le savoir, praticiens innocents des strates alternées du sens : Jaune et puis noir temps d’un battement de paupières, et puis jaune de nouveau (Claude Simon)). J’ai dit que Germain revenait à la figuration, ce ne fut pas du tout comme s’il ne l’avait jamais quittée. Il revenait, certes, il repassait par les mêmes endroits (les corps, les visages, les plages, les piscines, les garçons), mais ce n’était pas aux mêmes emplacements des mêmes endroits : plus haut, plus bas, plus ailleurs, mais sur place, chez lui, en lui. Ce n’est évidemment pas la même chose d’être parti et revenu que de n’avoir jamais bougé.  On reprend après un détour, un long détour, une boucle, mais on garde avec soi le détour, il est dans tout ce qu’on fait. C’est néanmoins si bien fait que cela risque de ne pas se voir, et que les yeux impréparés ne confondent. 

       Je m’explique : un homme qui peint des garçons dénudés parce qu’il n’a fait que ça toute sa vie et un homme qui peint des garçons dénudés après n’avoir peint pendant vingt ou trente ans que des toiles mâtes, sourdes, abstraites, peuvent bien peindre les mêmes garçons dénudés et même les peindre dans les mêmes tons mâts, sourds : ces deux-là ne peignent pas les mêmes tableaux, ils ne sont pas le même peintre, et encore moins le même homme. Pour Germain l’essentiel demeure, quels que soient les genres, et quels que soient les styles : les garçons sont des abstractions, les abstractions sont des hommes.  

       Quoiqu’il y ait beaucoup d’êtres et de visages, dans son œuvre, il y a peu de portraits à proprement parler — de personnages avec un nom, veux-je dire, avec une condition sociale, une histoire ; et ceux qui ont bénéficié de cet honneur rare s’en sont peut-être un peu mordu les doigts. La plupart des modèles sont des modèles, justement, des gens qui ont posé pour poser, pour figurer un corps, une peau, des épaules, un regard, un sexe, une façon pour l’épiderme d’acclimater la lumière : pas pour passer à la postérité pour leurs hauts accomplissements ou leur fortune. Ils semblent un peu surpris d’être là, légèrement inquiets quelquefois, dubitatifs, poliment impatients d’en finir. On dirait qu’ils soupçonnent une parenté croissante entre leurs membres, leur ton, leur assise, leur mode d’appréhension de la nuance des heures,   et ces toiles sans autre sujet apparent que leur propre matité sourde, qui encombrent l’atelier et qui servent de fond, de décor, à leur silhouette volontiers monumentale, pourtant. 

       Ils n’ont pas tort de s’inquiéter. La transsubstantiation effraie, surtout ceux qui en sont le théâtre, j’imagine. Leur corps ne leur est pas volé, cependant, leur destin non plus, leur âme encore moins. C’est leur espèce, l’espèce en eux, qui est réduite à sa qualité d’étant, en un silence équanime et mat. Jamais un mot plus haut que l’autre. Tout est crayeux et blanchi, granuleux et strié, éteint comme est éteint, entre chien et loup, le cabinet d’un philosophe perdu en ses méditations et qui ne songe pas à allumer les lampes, lorsque la nuit descend l’escalier en spirale. Le penseur solitaire, au contraire, aime cette richesse d’ancien riche, qui n’a pas à donner de preuves et se plaît à cette pauvreté sans contrainte, choisie moins par ascèse morale que par élégance feutrée. 

       Il ne me souvient pas sans amusement que c’est par Kounellis que j’ai connu Germain, qui lui était apparenté par la main gauche. Le feu pape de l’Arte Povera n’était pas déplacé à Cauzac, et ne l’eût d’ailleurs été nulle part (sauf chez Donald Trump, peut-être). Les deux hommes s’appréciaient, bien que leurs arts semblassent aux antipodes. 

       Après une exposition Kounellis que j’avais organisée à Plieux, à la fin du siècle dernier, une voisine anglaise aux moyens considérables, enthousiasmée de ce qu’elle avait vu, voulait que je demandasse à l’artiste de réaliser pour elle une pièce de commande, « comme chez vous, mais avec des matériaux plus riches ». Jean-Louis Germain réalise en partie ce vœu incongru : en partie seulement, il va sans dire, d’abord parce qu’il n’est pas sculpteur, à ma connaissance, bien qu’il soit plus qu’un peu architecte ; en partie aussi, et surtout, parce que la richesse de ses matériaux ne tient nullement à leur prix, à leur valeur intrinsèque, mais à l’art qu’il y met.  Lorsqu’on dit de certains tons qu’ils sont feutrés, en effet, il faut entendre bien sûr qu’ils sont atténués, bémolisés, volontairement à-demi éteints ; mais comprendre aussi qu’ils sont épais, profonds, sèchement moelleux, à la manière de ses couvertures qui sauvèrent la vie du soldat Josef Beuys en Crimée, pendant la Seconde Guerre mondiale, et dont plus tard, par gratitude, il enroberait des pianos, ou des violoncelles.  C’est cette qualité-là, une qualité d’absence et de demi-silence, qui fait la séduction discrètement savante de l’œuvre de Germain. Elle a le caractère d’un doigt sur la bouche : sur la bouche d’un grand orateur qui aurait déjà dit tout ce qu’il y avait à dire, et qui se consacrerait désormais à cette tâche plus haute, exprimer non pas le secret, qui n’a pas d’intérêt, ni même le mystère ou l’énigme, toujours un peu vulgaires, intellectuellement, mais le mutisme sans emphase du temps.  

       Ainsi de la vie du peintre, au demeurant, en ses demeures : un peu là et beaucoup ailleurs, comme dit Larronde. Je ne connais pas la maison du Maroc, mais elle paraît être une œuvre au même titre que les tableaux, sortie de terre sur les plans de l’artiste et agencée par lui dans les moindres détails, plans, volumes, nuancier, textures. Je connais l’admirable Cauzac, en revanche, et, autant qu’une enviable façon d’être au monde, ce domaine d’Arnheim est une façon de n’y être pas, de s’abstraire du désir de mort d’une civilisation tout entière, de se dérober à lui, d’opposer au fracas conventionnel de ses discours autogénocidaires un riche et feutré je dirais même moins. C’est ce que je crois lire dans les tableaux, dans leur texture incomparable, qui font reconnaître au premier coup d’œil les pinceaux du maître et sa main — néanmoins il serait contraire à mon propos, comme au dessein de cet art circonspect entre tous, d’en dire plus.

Camus, R. (2019). Jean-Louis Germain, Témoignages (jeanlouisgermain.com)

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