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Renaud Camus compagnons d'hautefage le tocsin des mots stéphane baumont 1998

Stéphane Baumont, Hautefage

hautefage

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COMPAGNONS D'HAUTEFAGE [1988]

(Texte de Renaud Camus)

            La poésie est-elle fille du deuil ? Ou plutôt elle serait sa sœur, car ils sont de même génération : Orphée chantait déjà, et enchantait le monde, avant que fut morte Eurydice. Mais cet exemple et ces noms, toutefois, suffisent à nous éclairer : la poésie n'est ni la fille ni la sœur du deuil, elle est son épouse - c'est un amour conjugal qui les unit.

            La poésie ne fait que porter à leur comble, en général, les caractères de la littérature en général, dont aussi bien elle est le centre, l'essence, l'abyme, l'exaspération et le comble justement. Or toute littérature est liée à la perte. On écrit pour que ne soit pas tout à fait perdu ce qui semble bien l'être, irrémédiablement : la jeunesse, le bonheur, une civilisation, la puissance, une idée, un instant fugitif. Toute phrase est gravée sur un tombeau.

           Mais la poésie, elle, c'est le tombeau lui-même. Et l'on ne pense pas seulement ici à ce genre votif et funèbre, le Tombeau, qui eut ses moments de réussite exemplaire - la Renaissance, le Symbolisme - et ses incomparables monuments. Les plus remarquables, dans la poésie de langue française, sont ceux qu'a Baudelaire, a Théophile Gautier, a Poe surtout, érigea ce Stéphane Mallarmé qui évoque avec reconnaissance, est-ce un hasard, par l'un des textes du présent recueil. Il s'y voit pare, même, du titre le plus charge de sens, en l'occurrence, et de gratitude affectueuse : compagnon d'Hautefage. Pourtant ce sont tous ceux, et ils sont nombreux, qui sont associés au deuil ici nomme, qui l'éprouvent et qui partagent l'émotion de ces poèmes, ce sont tous ceux-là, enfants, parents, amis et lecteurs de rencontre, porteurs de leurs propres chagrins, tous ceux-là qui sont compagnons d'Hautefage.

           On ne pense pas seulement au tombeau, ni à la sépulture elle-même, ou le renard laisse dans la terre meuble et mouillée du matin, les empreintes de sa malice. On ne pense pas seulement, malgré la beauté déchirante du lieu, a ce Hautefage, la haute hêtraie, le Bois sacre, en somme, qui donne a ce recueil son nom splendide. On pense à toute parole haute, qui ne tire son retentissement en nous, sa profondeur, sa légitimité oraculaire, que de la nuit qu'elle a su tirer du compagnonnage de la mort.

           Tout ce qui a des harmonies noires a du duende, estimait Lorca. Toute poésie, épouse du deuil, s'avance entre des voiles noirs, l'obscur de son obscurité, qui la mettent à l'écart de la trivialité quotidienne de vivre, et de l'utilité insensée de parler. Elle est par excellence la parole veuve, celle qui désire et se souvient, bien entendu, mais dont l'alchimie, précisément, consiste à transformer le désir, et le souvenir, en la matière même de son chant, de son encre et de sa matière. Elle est toujours a corps perdu.

           Je sens, dit encore Mallarmé, que se dévêt pli selon pli la pierre veuve. Ce pli selon pli est le vers, le sonnet, le haiku, peu importe, le journal nocturne de quiconque demeure seul, et voit se creuser comme une tombe sa pensée, sa rêverie, sa phrase.

           A la façon des plus beaux mouvements des quatuors de Beethoven, l'insomnie est une cavatine - du latin cavare, creuser. Il y avait de la terre en eux, dit Celan, et ils creusaient.

           La parole lyrique est creuse, non pas en ceci qu'elle n'aurait pas de sens, mais parce qu'elle a compris, définitivement, que le sens n'est pas le tout du sens ; et qu'au contraire il est perce, ouvert en bas, en son milieu, en son plus profond, sur la profondeur de la terre et l'épaisseur du temps. Il faudrait pouvoir dire, comme on le dit d'une bassine, d'une fosse, d'une urne, que le sens perd, en poésie. Il est vraiment le corps perdu.

           Il faudrait inventer un mot qui désigne adéquatement ce sens veuf, habite tout entier par la perte, crispe sur son propre défaut, et qu'il est bien tentant de baptiser l'absens.

           La phrase du pays d'après - selon l'expression si belle de Stéphane Baumont (et de toute poésie on pourrait dire qu'elle est pays d'après) - s'avance avec ce trou, ce gouffre, cet abyme, ce cancer à l'œuvre dans la silhouette.

Douve parle : ainsi s'intitule une partie, au sein d'un des chef-d’œuvre de la poésie veuve, Du Mouvement et de l'Immobilité de Douve. Orphée charmait les animaux, Bonnefoy prend a témoin jusqu'aux arbres :

Vous qui vous êtes effaces sur son passage,

Qui avez refermé sur elle vos chemins,

Impassibles garants que Douve même morte

Sera lumière encore n 'étant rien.

           Douve est bien le nom qui convient, pour cette parole maintenue, protectrice, séparatrice et creusée. La tombe parle, entre les pages qui suivent. C'est grande chance qu'elle se nomme Hautefage.

           De la morte nous saurons ceci, ou bien nous nous en souviendrons si nous l'avons connue, comme du rouge d'une étoffe au profond d'un tableau, ou comme une démarche creusée, elle aussi, par la menace et par la connaissance – et pourtant tellement altière, après une fête, au cœur d'une ville ancienne très accordée a sa noblesse : Elle habitait les lieux autrement.

           Elle habite autrement en effet ce lieu si prenant, Hautefage, un village qui d'abord n'a que peu d'apparence, lorsqu'on l'aborde par le plateau, et qui se révèle un des plus beaux qui soient, des lors que l'on s'enfonce entre les plis du relief, au pied de la magnifique tour, vers ce vallon délicieux.

           Elle habite autrement la mort, puisque sa tombe est une source, celle des méditations qu’on va lire, et de ces chants.

Camus, R. (1998). Compagnons d'Hautefage. Hautefage, Stéphane Baumont, 5-7.-9.

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