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MAI 68 A-T-IL RENDU LA SEXUALITÉ PLUS HEUREUSE ? [2022]

(Renaud Camus)

Si Renaud Camus occupe une place de choix dans le présent hors-série, c’est d’abord au titre du « grand remplacement », expression (controversée) dont il est l’inventeur, et que Michel Onfray et Michel Houellebecq ont tenu à commenter. Seulement, il serait injuste de réduire cet écrivain maudit à la seule question du sujet migratoire. L’auteur de Tricks, livre incontournable sur l’homosexualité (sorti en 1979 aux éditions Mazarine) a bien d’autres choses à nous dire. Nous lui avons demandé de se pencher sur un sujet très présent dans l’œuvre de Michel Houellebecq : Mai 68 a-t-il rendu la sexualité plus heureuse ?

Mai 68 a-t-il rendu la sexualité plus heureuse ? demandez-vous. La mienne, en tout cas, certainement. Et cela sur les barricades, ou juste en dessous. À l’époque, c’était à peu près tout le mérite que je trouvais au mouvement, mais il était immense. Pour le reste, je suis de ceux qui passèrent des barrières de pavés à la manif gaullo-malrucienne du 31 mai, et retour. Je voulais bien changer le monde, mais pas au profit de la SFIO et de Waldeck-Rochet. Si c’était pour le remplacer par Gaston Defferre, autant garder le Général.

Plus heureuse, maintenant, c’est peut-être beaucoup dire, mais plus drôle, certainement, plus joyeuse, sur le moment, et surtout beaucoup plus active. Cependant, on dit « Mai 68 » – c’est une date de convention, utile, mais dont les vibrations, comme celles de 1789, se font sentir trente ans avant elle, et trente après. On dit : « libération sexuelle » bien sûr : cependant, je puis témoigner qu’à la belle saison de 1967, pour ne pas remonter trop loin, les jardins du quai Branly, à deux pas de la tour Eiffel, à Paris, étaient toutes les nuits le théâtre d’orgies homosexuelles plus enlevées et plus gaies que tout ce que j’ai pu observer par la suite, je crois bien, centaines de corps demi-nus courant d’un buisson à l’autre sur le gazon, sous la lune amusée. La police devait l’être aussi, elle intervenait peu. On disait le préfet de police naturellement porté au laisser-faire. C’est presque à croire que 68 n’a fait qu’entériner, dans ce domaine, des situations bien antérieures, qui le rendaient inévitable. L’époque a créé Mai autant que Mai l’époque.

La pilule, si discrète

Le plaisant, avec la sociologie honnête et puérile, c’est qu’on peut y entrer de n’importe quel côté, comme dans la culture. Elles ressemblent à ces bâtiments modernes qui se croiraient déshonorés si leur principal accès était évident, comme celui des antiques palais du patriarcat – les palais de justice, par exemple. Pour ma part, j’aurais tendance à choisir comme entrée la pilule. Elle est si discrète qu’elle se voit à peine. Toutes les années 60 l’installent dans la réalité du monde, pourtant. En France, c’est en 1967 que la loi Neuwirth la dépénalise. Cette date est aussi importante que celle de la loi Veil autorisant l’avortement, 1976. D’ailleurs, la seconde n’aurait jamais été possible sans la première, ni nécessaire.

L’enchaînement est un peu paradoxal ici, et doit être observé avec attention, d’autant qu’il y a dans ses rouages du jeu, qui toutefois n’en infirme pas la fatalité. Si les femmes, mariées ou pas, peuvent avoir des relations sexuelles hors mariage sans risque d’enfanter, leur comportement amoureux ne constitue plus une menace pour la lignée, l’héritage, le nom, la transmission, l’inscription verticale dans le temps. Or, cette menace était la raison principale du fossé qui séparait depuis toujours la sexualité masculine, assez libre, au moins par comparaison, de la sexualité féminine, étroitement soumise à la nécessité que les enfants des hommes soient bien leurs enfants à eux, et pas ceux d’autres hommes. Dès lors que cette nécessité peut être satisfaite d’une autre manière, il n’y a plus les mêmes raisons de tenir les femmes en tutelle : elles sont libres, plus ou moins. Cependant, si elles sont libres, il leur faut les moyens de leur liberté. Ces moyens sont indissolublement économiques et juridiques. Pour que les femmes soient libres, il faut qu’elles disposent de revenus indépendants, donc qu’elles puissent hériter et gérer leur argent, même quand elles sont mariées. En 1964, les épouses obtiennent le droit d’avoir leur propre compte en banque. Mais surtout, si elles veulent être libres, les femmes doivent travailler.

Les mêmes qui se demandent si c’est bien un progrès que les femmes soient massivement entrées dans la vie professionnelle s’interrogent sur le point de savoir si l’humanité et elles-mêmes ont gagné à leur militarisation, ou à leur participation croissante à des jeux ou des sports, football, boxe, judo, lancer de poids, etc. jadis réservés presque exclusivement à l’autre sexe. Ceux-là pourraient aussi se demander, dans leur élan, si cette évolution reflète bien les vœux du sexe féminin, si elle est conforme à son intérêt ou s’il s’agit plutôt d’un aspect parmi d’autres de la marche forcée à l’indifférenciation générale telle qu’elle est imposée de toute part par les exigences industrielles et commerciales de l’interchangeabilité universelle, et spécialement du produit phare de l’industrialisation en ses phases ultimes, l’homme – et la femme, bien entendu, et la femme, mais justement : il est essentiel que l’un et l’autre soient confondus aussi étroitement que possible au sein de la Matière humaine indifférenciée (MHI), liquéfiée, comme l’a bien observé le sociologue britannique d’origine polonaise Zygmunt Bauman, en vue de son éventuelle liquidation – faut-il rappeler que le même Bauman voit l’univers concentrationnaire et génocidaire comme une phase, la plus noire évidemment, de la révolution industrielle, sans solution de continuité avec le reste (1) ?

Petite bourgeoisie universelle

Le dogme de l’Inexistence des races, auquel va bientôt se limiter, ou peu s’en faut, comme à son insécable ultime, la transmission scolaire, est proclamé urbi et orbi vers le milieu des années 70. Il est à peu près exactement contemporain de l’instauration en France – loi Haby, 1975 –, du collège unique, qui consacre l’objectif implicite d’abolition des classes, lesquelles pourront subsister vaguement comme de pures strates économiques, de plus en plus dépourvues de consistance culturelle et sociale, même s’il est de bon ton de prétendre que les inégalités entre elles vont s’aggravant, ce qui n’est qu’une façon d’appeler à leur fusion toujours plus étroite en la petite bourgeoisie universelle, très justement décrite par Giorgio Agamben comme étant « vraisemblablement la forme sous laquelle l’humanité est en train d’avancer vers sa propre destruction (2) ». Restent les sexes, dont l’éradication paraît être aujourd’hui, avec le parachèvement des changements de peuple, le chantier principal du remplacisme global davocratique et de ses industries de l’homme. Énormes contradictions ici, et d’abord au sein du nouveau pacte germano-soviétique, la provisoire alliance d’intérêts, chacun espérant pouvoir duper l’autre, entre les deux totalitarismes majeurs, le remplacisme global davocratique d’une part, l’islamisme de l’autre : le premier, Davos, remplace, au bénéfice du second des peuples soigneusement préparés par l’École à être remplacés par des peuples farouchement identitaires ; et des peuples très disposés à la fusion des sexes par des peuples qui n’y songent même pas et qui y sont farouchement hostiles quand ils y songent – on ne voit guère, comme contradictions rivales et complémentaires, que celles des écologistes, qui encouragent par leur immigrationnisme une croissance démographique qui est précisément ce qu’il peut y avoir de plus fatal pour une planète dont ils prétendent se soucier si fort ; et qui, du même geste, œuvrent inlassablement à l’écrasement de la biodiversité humaine, alors qu’ils affirment si précieuses, à juste titre, la biodiversité animale et la biodiversité végétale.

L’ennemi suprême

Naturellement, c’est l’égalité qui préside à toutes ces évolutions et leur sert de superstructure idéologique, y compris dans ses exigences les plus absurdes : égalité entre les races qui n’existent pas ; entre les classes, qui existent de moins de moins et ne sont plus guère qu’économiques ; entre les sexes qui, eux aussi, existent de moins en moins, mais sont de plus en plus nombreux et indistincts ; entre les âges, enfin, pratiquement réduits à deux, l’enfance et l’âge adulte, même si le second a tendance, grande déculturation, gnangnisme et hébétude aidant, à s’aligner sur le premier en l’infantilisation de masse. L’ennemi suprême est la discrimination, dont j’imagine qu’il est inutile de souligner une fois de plus qu’elle a été des siècles durant la qualité intellectuelle et l’une des qualités morales les plus prisées, et qu’elle est devenue le crime entre les crimes.

La fusion de tout vers son milieu, sur le modèle des classes vers la petite bourgeoisie universelle, des races vers le métissage général ou de sexes vers la transsexualité, le tout s’avançant du même pas rapide, ou plutôt du même engrenage de machine vers la production industrielle toujours plus intense de la MHI, ne pouvait pas être sans conséquences sur la sexualité, à laquelle on peut présumer sans trop de risque d’erreur que la croissante indifférenciation du monde, son indiscrimination, c’est-à-dire le triomphe de l’idéologie du Même, n’est pas forcément favorable. Les hommes sont priés de n’être pas trop hommes, les femmes de n’être pas trop femmes, les Blancs de n’être pas trop blancs, etc.

Cet etc. est un peu d’opportunité et de prudence, on le pressent, toutes les catégories, races, classes, sexes, etc. (bis), n’étant pas également invitées au désêtre. Hors physique des fluides, il n’est guère que dans le droit que l’égalité soit un état stable : la loi peut poser, et souvent très légitimement, des égalités devant elle, mais dans lesdites sciences humaines, et dans la réalité des choses, l’égalité, sauf pur hasard, n’est en général qu’un palier, un bref moment de bascule entre deux inégalités contraires et symétriques, en miroir : ainsi le renversement du patriarcat, cette inégalité majeure entre les sexes, invite-t-il à se demander, au moins, s’il n’est pas une simple phase de transition vers l’établissement du matriarcat ; et dans la mesure où la laïcité est la forme que revêt l’égalité dans les affaires de religion, la question se pose de savoir si, longtemps machine de guerre contre l’inégalité en faveur du catholicisme en France, elle ne s’est pas renversée en plus sûr instrument d’installation de l’islamisme en sa place et fonction – comme si l’État ne s’était séparé de l’Église que pour mieux épouser la mosquée, un siècle plus tard.

Économie du couple

Une inégalité persistante et très peu désirable pourtant, au moins pour ses victimes, qui sont plutôt plus nombreuses que ses bénéficiaires, est extrêmement présente dans l’œuvre de Michel Houellebecq, au point d’en constituer l’un des aspects majeurs et, de par la profondeur tragique de l’exploration qu’il en offre, une de ses plus grandes forces, car le thème est peu traité ailleurs alors qu’il est d’un poids gigantesque sur les destinées, presque égal à celui des inégalités sociales, qu’il contrebalance parfois, Dieu merci, mais qu’il corrobore souvent : je veux parler des inégalités sexuelles – non pas des inégalités entre les sexes, mais des inégalités au sein de chacun, ce qu’on pourrait appeler, en paraphrasant Pierre Bourdieu, le capital sexuel. Aujourd’hui comme hier ces inégalités-là, vertigineuses, sont beaucoup moins combattues par l’exigence d’égalité, particulièrement inopérante en ces matières, que par l’assez nombreuse cohorte des inégalités en sens contraire, quand elles veulent bien l’être : fortune contre beauté, intelligence contre sexyté, prestige social contre jeunesse, gloire contre charme ou fraîcheur. À peine y a-t-il couple, ou, à défaut, accouplement, pour une demi-heure ou pour une vie, c’est qu’il y a eu égalité, ou égalisation : soit par une somme d’égalités partielles (âge, attractivité physique, milieu social, niveau d’intelligence, degré de culture, etc.), soit par une somme d’inégalités se compensant plus ou moins. L’argent, par son abstraction, est évidemment le grand compensateur, qu’il s’agisse d’union conjugale ou de simple passade sexuelle. Mais même dans les cas où il n’intervient pas, et qui demeurent de loin les plus nombreux, j’espère, rien n’est plus intéressant que d’observer, dans les couples, les mécanismes compensatoires qui ont abouti à eux, et dont la somme est nécessairement constante, puisque couple il y a : c’est ce que j’appelle l’économie du couple – par quoi je ne veux nullement signifier, il va sans dire, le budget du ménage.

Plus heureuse, moins heureuse ? Là aussi, on ne peut faire état que d’inégalités en sens contraire, en espérant qu’elles se compensent peu ou prou. Comment ne pas reconnaître que ladite « liberté sexuelle », traditionnellement associée à Mai 68 au sens large, et certainement très appréciable en soi, notamment pour les homosexuels, s’est vue sanctionnée après dix ou quinze ans d’existence à peine, par le sida, qui a pris des centaines de milliers de vies et gâché des millions d’autres ? Toutefois, les arrangements antérieurs, et notamment la sexualité de maison close, qui avait été pour ainsi dire la norme à l’ère bourgeoise, en particulier au XIXe siècle, et dont les ravages n’étaient pas beaucoup moindres, non plus que ceux de la vérole avant eux, n’étaient pas sans graves inconvénients eux non plus. L’Église, pendant vingt siècles, s’est donné un mal fou pour réguler tout cela. Elle périt par où elle voulait interdire de pécher. Il est assez singulier que pareille horreur et obsession de la chair aient été introduites en Occident par la religion de l’Incarnation. Sans doute était-ce précisément parce que le Verbe s’était fait chair qu’à la chair il fallait interdire toute souillure. Néanmoins, on tourne en rond. Car pourquoi voir une souillure dans le plaisir ?

Comme je lui dois quelques-uns des plus grands bonheurs de ma vie, et des plus intenses sentiments de la présence ; comme, d’autre part, par une chance bien grande, il n’a jamais été associé pour moi au mal, à la nocence, au désir ou au plaisir de nuire, à la contrainte ; comme, au contraire je l’ai toujours vu et vécu comme le rapport social le plus riche, le plus complexe, le plus aimable et le plus doux, j’ai le plus grand mal à comprendre et à prendre au sérieux les érotiques de la transgression, à la Bataille, et trouve plus comique qu’autre chose la conviction d’offenser, par la seule pratique de la masturbation, comme dans Histoire de l’œil ou Ma Mère, je ne sais plus, un Dieu que je n’ai aucune raison de vouloir outrager ; et si j’en avais une, je m’y prendrais autrement.

 

Donc, j’y reviens, j’aurais tendance à dire que « mai 68 », dans la mesure où il lui a donné beaucoup plus de liberté, a rendu la sexualité plus heureuse, oui ; tout juste préciserais-je que, pour jouir de cette liberté précieuse, mieux vaut lui consacrer la première moitié de sa vie, et se vouer ensuite à la réserve, au célibat, au conjungo ou à l’amour, que de procéder en sens inverse et courir le guilledou à 70 ans alors qu’on était chaste ou fidèle à 20 ans. Néanmoins, ce point et deux ou trois autres exceptés, je ne suis pas un amateur enthousiaste de notre époque. La grande question est de savoir s’il est possible d’en soutenir certains aspects, la liberté sexuelle, le droit à l’avortement, l’art contemporain, la technologie, la cybernétique, de souhaiter voir s’en établir d’autres, le droit à la mort volontaire assistée, les limitations de vitesse, la décroissance, etc., tout en en rejetant avec horreur les caractères principaux, la grande déculturation, le grand remplacement, l’interchangeabilité générale, l’artificialisation, la familiarité imposée, la disparition du nom, la civilisation des prénoms, le da capo perpétuel, l’effondrement de la transmission, de la lignée, de la longue durée, du temps ? En d’autres termes : peut-on faire son choix dans une structure, en vouloir garder certains éléments, tout en en refusant véhémentement l’ensemble, ou l’inverse, alors que je me suis efforcé de rappeler ici, après tant d’autres, à quel point toutes les pièces étaient étroitement liées, et combien le moindre changement ici pouvait entraîner de cataclysmes là ? La démocratisation de la culture, dès lors qu’elle est entendue non plus comme un simple élargissement mais comme une généralisation, est-elle compatible avec sa survie – autrement qu’en tant que simple mot, pur nom, « culture » ? L’égalité des hommes et des femmes, dès lors qu’elle n’est plus un jeu d’inégalités en sens inverse se compensant plus ou moins, comme dans les sociétés aristocratiques et encore dans les sociétés bourgeoises, est-elle compatible avec la civilisation telle que l’ont connue trente ou quarante siècles d’histoire de l’humanité ? Traditionalistes et féministes sont d’accord pour répondre que non. Et la liberté sexuelle, dont il est assez probable qu’elle est inextinguible, et que dans ces conditions, son principe et sa fin sont la déception, est-elle compatible avec la famille, avec la lignée, avec la transmission, avec tout ce qui fait l’objet de remplacement dans ce que j’ai nommé le petit remplacement, c’est-à-dire, en gros, le changement de classe de référence, pour la culture ? Plus simplement, est-elle compatible avec le bonheur, puisqu’aussi bien, c’est sur lui que vous m’interrogez ? Ou bien la contrainte, en ce domaine, tenait-elle le rôle du doigt de l’enfant dans la légende hollandaise, bouchant à lui seul une fuite, dans le barrage des polders, et empêchant ainsi qu’il ne rompe ? On l’enlève, tout le pays est submergé. C’était à peu près, l’image en moins, le point de vue de la civilisation chrétienne. Il n’était pas indéfendable, encore que l’Antiquité païenne s’en était passée sans trop de dommages pour la civilisation, ni même pour la Cité – mais la liberté sexuelle ne s’y étendait guère aux femmes.

Alignement piteux

Peut-être est-ce la généralisation, le problème ; et faudrait-il donner à tout des réponses mesurées au cordeau. Tout qui est pour tous est mort : la culture, la France, l’université, le tourisme, Venise, le Louvre, l’enfant du jugement de Salomon, le mariage.

Mais j’imagine que si vous m’interrogez, moi, c’est que vous voulez un mot sur l’homosexualité. L’homosexualité, qui porte le semblable dans son nom même, semblait échapper presque par définition à la pulsion sexuelle générale de la différence : en quoi d’ailleurs elle était différente ; mais cette différence se réduit comme toutes les autres, ainsi qu’en témoignent l’établissement et le succès dudit mariage gay, alignement un peu piteux sur la norme conjugale hétérosexuelle, au moment même où les hétérosexuels s’en détournent et la sapent. Remplacistes et antiremplacistes, pour une fois d’accord, me reprochent fort la prétendue incohérence de ma position : comment peut-on se prétendre hostile au grand remplacement, demandent-ils, si l’on est homosexuel, c’est-à-dire si l’on ne soutient pas l’effort nataliste des populations indigènes pour résister à la submersion migratoire ? Je pourrais répondre qu’être homosexuel n’empêche plus, de nos jours, sinon de faire des enfants, du moins d’en avoir. Mais ce n’est pas du tout mon point de vue. Je crois l’explosion démographique le pire des maux qui menacent la planète, et j’estime parfaitement sage la légère décroissance que pratiquent les Européens, tel qu’y concourt l’homosexualité. Les industries de l’homme, qui ont besoin pour se maintenir de la croissance constante du nombre de consommateurs, remplacent les populations à faible taux de reproduction par des populations à taux élevé. Le problème n’est pas que les Européens ne fassent pas assez d’enfants, c’est que les autres en fassent trop ; et qu’ils viennent les faire en Europe, où ils consomment bientôt autant que les Européens, de sorte qu’on ne peut plus arguer en leur faveur, comme devant, de leur moindre contribution à l’effet de serre.

Un mot aussi de la pédophilie, bien que le sujet ne me réussisse guère. Comme il est très étranger à ma pratique – mes désirs, par chance, ne m’ayant jamais le moins du monde porté vers les enfants – j’aurais sans doute mieux fait de l’éviter tout à fait, y ayant commis quelques phrases maladroites, dont les harceleurs ne cessent de me harceler. Je ne pouvais l’aborder que d’un point de vue d’enfant, ou d’adolescent, et par des souvenirs lointains, non pas de relations véritables mais de désirs et de pulsions qui, vers mes quatorze ou quinze ans, me portaient volontiers vers de jeunes adultes, ce qui n’est pas très rare, je crois, et nullement propre à l’homosexualité. Je conçois qu’une grande part du débat se concentre aujourd’hui sur la notion de consentement, même si je trouve un peu paradoxal que le consentement sexuel d’adolescents d’âge raisonnable, c’est-à-dire tel que le fixe à peu près la nature, soit tenu pour nul et non avenu alors que la volonté d’un enfant de sept ou huit ans, si je comprends bien, est considérée comme suffisante pour la décision de changer de sexe. De toute façon, le consentement n’est pas assez, même à quatorze ou quinze ans. À quelque âge que ce soit, qui veut de rapports sexuels seulement consentis, accordés comme une charité, après un long plaidoyer, ou bien en échange de faveurs ? Tout spécialement dans les débuts de la vie sexuelle, il faut bien plus que cela : il faut de l’enthousiasme et même de l’initiative, au moins dans les intentions. Je n’ai connu rien d’autre pour ma part, d’ailleurs en vain, environ les années du bac. Quant au respect de la loi, ce n’est pas moi qui inviterai à s’y soustraire, n’en ayant jamais été tenté.

Cependant on sent bien une espèce d’hystérie : des discours qui s’emballent, se braquent, tout emplis du désir non seulement d’avoir raison, toujours raison, mais aussi et surtout d’avoir raison de l’autre. C’est ce que j’appelle les armes absolues de langage : celles qui ne laissent rien de l’objecteur, quels que soient la mesure ou le modeste bon sens de son objection. À la fabrication de pareilles armes, dont les arsenaux du débat sont emplis, il faut une matière première de malheur ou d’horreur indéniables (ce que d’autres ont nommé le « capital victimaire »), que l’adversaire imprudent sera toujours accusé de contester ou de considérer avec indifférence, dès lors qu’il s’aventurerait inconsidérément dans la zone de tir des forteresses de discours : masse des violences faites aux femmes, fragilité psychologique de l’enfance, viols, esclavage occidental, colonisation Nord-Sud, racisme des racistes, univers concentrationnaire, humiliation sociale, domination quelle qu’elle soit. Tel qui s’arc-boute sur ces citadelles inattaquables, celui-là ne peut pas perdre : on pourrait encore citer l’emploi, plus efficace parapluie nucléaire contre l’écologie, par exemple. Et sur ces impénétrables bastilles, beaucoup s’appuient qui ne doivent pas perdre, dont il est excellent qu’ils ne perdent pas, qu’ils soient entendus et même que leur point de vue l’emporte. L’ennui est que beaucoup d’autres – la majorité sans doute, hélas, en régime de négationnisme généralisé, c’est-à-dire dans les sociétés tout entières organisées sur la négation, sur la dénégation, sur l’occultation de leur phénomène principal – ne s’appuient sur elles que pour asseoir leur pouvoir, ou celui qu’ils servent, ces pouvoirs fussent-ils criminels, génocidaires, substitutionnistes ou liquidateurs.

Un me too généralisé

J’avais jadis pour théorie que la répression était en quantité constante, qu’elle s’alourdissait ici quand elle s’allégeait là, que par exemple, elle s’aggravait dans le champ politique quand elle se relâchait dans le champ sexuel. Ce fut peut-être vrai un moment, alors que prospérait encore la liberté sexuelle issue de Mai 68 tandis que se forgeaient les outils répressifs voués à forclore toute objection au grand remplacement. Ce ne semble plus l’être aujourd’hui. Au contraire, bien loin de se nuire, les répressions politique et sexuelle semblent s’épauler, comme elles l’ont fait souvent dans l’histoire des hommes. Ainsi, à mesure qu’il est plus interdit et plus dangereux de s’aviser du changement de peuple et du changement de civilisation qu’il implique, leurs effets se font plus lourds sur la liberté des mœurs et sur la liberté tout court, à commencer par la liberté d’aller et venir sans se faire importuner, attaquer, étrangler ou violer, surtout pour les femmes, naturellement. D’étranges alliances s’établissent, entre dominants de jadis, devenus dominés par la force des choses, et dominés historiques, devenus dominants par la faveur de Davos, de ses directeurs locaux, de ses journaux et de ses juges. Selon le mécanisme que j’évoquais plus haut, celui des armes absolues de langage, il n’est pas jusqu’à la défense de la liberté qui ne puisse devenir instrument de répression, d’oppression, ou simplement d’ankylose, voire de pétrification, pour les corps et pour la pensée. Dès lors que tout le monde peut être victime, tout le monde peut être tyran. C’est le me too généralisé. Bien calée sur les vérités incritiquables, de préférence épouvantables, la répression étend son emprise dans des compas toujours plus larges. Il y a retour de bâton. « Les mecs de vingt-cinq ans qui draguez que des meufs de dix-huit pile parce que vous aimeriez bien plus jeune mais c’est interdit, on vous voit », lisais-je la semaine dernière sur un réseau social – la popularité actuelle de cet « on vous voit » panoptique et big brotherien est significative. Et aujourd’hui même, c’est au tour d’un joli YouYubeur à succès de se faire taxer de pédophilie, rien de moins, pour avoir eu à 25 ans des relations sexuelles tout à fait consenties avec une fille de 16 ans : si une fille de 16 ans peut coucher en toute liberté avec un garçon de son âge, on ne voit pas très bien pourquoi elle ne le pourrait pas avec un homme de 20 ou 25 ans. Il ne s’agit pas de droit des adultes, mais de droit des adolescents. Cependant, un ami de 32 ans me disait que pour lui, sortir avec une fille de 20 ans devenait très mal vu. Toutes les différences d’âge jugées trop marquées, fussent-elles entre une femme ou un homme de 60 ans et un homme ou une femme de 30 ans, sont aussitôt soupçonnées d’être d’intolérables marques de l’histoire éternelle de la domination.

 

« C’est culturel »

Tant d’encombres sont mis par la vertu idéologique aux relations entre tous les sexes connus qu’on ne voit plus trop comment ils font pour s’accorder encore quelquefois. D’ailleurs, ils semblent s’accorder de moins en moins. Ce pourrait n’être pas une mauvaise chose pour la planète, qui n’en peut plus de l’homme : à ceci près qu’à force de décourager les scrupuleux, les prudents, les paranoïaques, les in-nocents, les effrayés-de-mal-faire et d’être mal vus, les persuadés-de-leur-indignité, on risque de n’avoir plus dans le champ, en guise de remplacement, que les violents, les nocents, les déséquilibrés, les trop-sûrs-d’eux sans foi ni loi, violeurs, égorgeurs, assassins. « C’est culturel » diront-ils (ou bien leurs avocats). Et en effet.

 

Notes

1 Bauman Zygmunt, Liquid Modernity (éd. Polity, 2000), Liquid Times (éd. Polity, 2007), Modernity and the Holocaust (éd. Polity, 1991).

2 Giorgio Agamben, La Comunità che viene (éd. Einaudi, 1990).

Camus, R. (2022). Mai 68 a-t-il rendu la sexualité plus heureuse ?. Front Populaire HS n° 3

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