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Renaud Camus, de près

Texte de Quentin Verwaerde, 2024

 

     Il y a un an Camus et son compagnon me firent l’honneur de m’emmener dans leurs bagages, le temps d’une traversée de l’Aragon profond. L’écrivain était “en Bernard Berenson" : costume clair, barbe blanche et panama, comme l’historien de l’art en Toscane.

 

 

 

     Le voyage se passe en voiture. Il se fit tout à coup le plus profond silence / Quand Georgina Smolen se leva pour chanter : Camus récite des vers, plaisante, chante à pleine voix ses arias préférés. Le paysage vibre, lui aussi. La journée est belle ; elle a commencé, comme toutes les journées camusiennes, par une matinée de travail : écriture de Le Jour ni l’Heure, gigantesque agenda numérique illustré ; écriture de lettres, écriture de mails, écriture de tweets (qui sont autant d’aphorismes ; « Souvent l’intelligence n’est rien d’autre que le courage de la bêtise » est celui du jour) ; et surtout écriture du Journal, colossal « reportage sur ce que c'est que de vivre, en ses grandeurs éventuelles et ses trivialités », trente-neuf volumes de six à huit cents pages — sans doute la plus vaste et la plus exhaustive entreprise de diariste de l’histoire des lettres. Les heures du déjeuner sont consacrées à la musique et à l’exercice ; celles de l’après-midi, à l’écriture, y compris en promenade — Camus écrit beaucoup de tête — des deux ou trois livres en cours, destinés à être publiés sur Amazon, à la Nouvelle Librairie, ou à être traduits par l’éditeur américain Vauban Books.  Mais aujourd’hui, pas de livre en cours : il y a traversée des paysages de l’Aragon.

     Pas d’écrivain plus géographique que Camus. On le sait par les dix volumes de Demeures de l’esprit (Fayard, 2008-2014) consacrés aux maisons d’écrivains et d’artistes de toute l’Europe ; mais tous ceux qui l’ont suivi à travers un pays l’ont vu, l’ont vécu. Il y a en cet homme un désir de voir le monde que je n’ai trouvé chez personne d’autre ; il faut voir, voir, voir, carte Michelin à main gauche, appareil photographique à main droite. Un clocher ? Une chapelle romane ? Un rayon de soleil oblique sur un tertre ? La voiture ne s’est pas complètement arrêtée que Camus ouvre la portière et prend des vues de tout, clocher, chapelle et tertre.

     C’est ce que Jean Quatremaille, un autre écrivain de génie, appelle “les mille-chemins”. Camus traverse un pays et en perçoit tous les signes. Une éolienne, une route barrée, un panneau publicitaire et le paysage ne chante plus, sa dignité chancelle, les dieux se retirent. Bonnefoy, Saint-John Perse et Schubert se sont tus. Personne n’est plus sensible à la présence que cet homme (« toute œuvre un peu forte est une modalité de la présence », dit-il à l’orée de Nightsound, une méditation sur l’œuvre de Josef Albers et le destin de l’art après Auschwitz). S’il est l’un des derniers grands stylistes, c’est qu’il est l’un des derniers à prendre au sérieux les formes, les apparences, à voir en elles des preuves. Ces signes qu’il perçoit si fort lui disent tout. L'ordre dans lequel son esprit se meut n'est pas celui de la computation — le chiffre n’est pas un signe, tout juste un signal. Ce que peuvent dire les chiffres du monde est mineur et de portée débile, tandis que les résonances qui joignent les mots et les choses sont tout. L’on ne s’en remet pas à la comptabilité pour juger d'un pays, d'une loi ou d'un homme. L’on ne brandit pas des graphiques pour savoir s’il est juste ou criminel de remplacer les habitants d’un pays par les habitants d’autres pays ; l’on s’en remet à ce que nous disent le regard, les siècles, le regard informé par les siècles. Qui voudrait partir à la recherche des sources camusiennes devrait mettre le cap vers Racine, Paul-Jean Toulet, Yves Bonnefoy, Saint-John Perse et Hölderlin ; vers Brahms et Valentin de Boulogne ; vers Woolf, Proust, Larbaud, Nabokov et Borges. La pensée n’est pas le calcul. C’est la faculté d’être traversé par d’autres discours, et de les faire siens, ce qui a quelque chose à voir avec la générosité (et l’humilité). Et tout discours un peu vrai, un peu fort, un peu soi, met en lumière un aspect particulier de la dignité du monde, en garde comme une couleur. La pensée a quelque chose à voir avec le goût.

 

 

 

     Camus n’est pas croyant, mais sa manière d’aborder le monde est tout empreinte non pas de religion, le prosélytisme étant étranger à ce solitaire, mais d’une forme de piété. Camus a tout de la piété d’un prophète que l’Histoire aurait malicieusement fait naître au moment de la mort de Dieu (ce moment, cette mort, c’est l’organisation scientifique du travail, le taylorisme, et finalement la Shoah, pour condenser en une ligne les huit cents pages de La Dépossession), et qui serait encore tout pénétré de Sa défunte présence. Son goût est là : dans la pompe, les formes, l’austérité (qui ne craint ni la joie ni l’amour), le silence, le vide, la présence à soi. Ce que Renaud Camus nous enseigne, par ses écrits mais aussi par ce qu’il est, c’est gardez les formes, respectez la dignité des monuments, veillez à ce que vos phrases soient charpentées. Si la correction de la langue est si cruciale chez lui (il est l’auteur d’un énorme et drôlissime Dictionnaire des délicatesses du français contemporain), c’est parce qu’il existe une dignité propre à la langue, à nos vieilles langues, qui nous oblige ; sans structure syntaxique, pas de pensée tenue, pas de vérité. La langue dit tout à celui qui sait l’écouter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Camus vit dans une forteresse gasconne du XIIIe siècle, le château de Plieux ; un gros corps de logis rectangulaire, deux tours (enfin, une et demie, la deuxième ayant fait les frais des arasements de Richelieu). C’était une ruine lorsqu’il s’y installa en 1991, après la vente de sa sous-pente parisienne, elle-même acquise par la vente de la seule richesse qu’il possédait alors, un Whistler, don d’un ami collectionneur. Les pièces sont immenses et vides, sauf quelques meubles très simples placés le long des murs. Plieux a été longtemps, sous l’impulsion de Camus, un centre d’art contemporain ; les Kounellis et les Miró sont partis, mais les Camus sont partout, en particulier les YHWH, signes de la présence-absence de Dieu entre les grosses pierres, et les grands Aleph, d’un mètre de côté — l’Aleph étant le lieu mythique où, selon Borges, le monde et tous les points de vue sur le monde convergent ; symbole camusien de notre désir d’épuiser l’univers par l’art et par la vie. Symbole un peu comique, aussi, puisque l’univers se rit sans doute de la course perpétuelle des hommes pour le circonscrire… Cet enfantement de l’ironie par le tragique, cette façon de relever quand même l’impossible défi de l’existence, ce despejo, en somme, est typique du camusisme. Il lui doit son élégante drôlerie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Renaud Camus, couverte 60x60 n° 11 (2.II.2011, YHWH 10), huile sur toile, 60x60, et couverte 100x100 n° 33 (28.III.2012, L’Aleph V, “Grand Aleph Blanc”), huile sur toile

 

     L’Aleph est donc le vouloir-tout-dire, la volonté de tout dévoiler. Le Journal, Le Jour ni l’Heure sont des tentatives pour vivre à découvert, dans une maison de verre, au plus près de la vérité, quoiqu’il en coûte. Et il en a coûté fort cher à Camus : l’époque a vu en lui, très justement, sa mauvaise conscience ; Camus se tenant là où plus personne ne se tient, il était dans l’ordre des choses que les journalistes soient venus dénoncer le caractère scandaleux de son audace — celle de faire orgueilleusement front à l’époque, de ne lui céder en rien, de n’accepter aucune compromission avec elle, fût-elle de costume ou de langue. "Théoricien du complot" : c’est ainsi qu’il est présenté, dans toutes les langues, sur Wikipédia. Camus est une proie facile : étranger à toutes les stratégies, à toutes les prudences, à toutes les manœuvres, n’ayant rien à cacher, ayant en horreur la communication, la publicité, les coteries, n’envisageant pas que l’on cherche par hystérie, haine, orgueil blessé, à le diffamer quotidiennement sur Internet, il poursuit le chemin qu’il s’est donné, passant joyeusement à travers les barrages érigés par les doxas du moment.

     Les voit-il seulement, ces barrages, ces interdits ? Oui : car la morale de l’écrivain est, selon lui, de se porter aux zones d’ombre du discours. Morale bien difficile à tenir dans les périodes de déclin, où des sociétés entières s’organisent pour ne pas voir ce qui leur arrive, et mettent à mort quiconque tente de leur ouvrir les yeux. Ainsi de nos contemporains, réfugiés dans le cul-de-sac de la précision chiffrée, agrippés au radeau de plus en plus délabré des statistiques officielles, prêts à dépecer le premier qui leur dira qu’il se passe pourtant quelque chose, dehors ; qu’un crime a lieu — « le crime contre l’humanité du XXIe siècle ». Le mérite de Camus est de poursuivre son œuvre au milieu des coups, tout en gardant une conscience extraordinairement aiguë, variée, toujours aux aguets, de ce qui affecte notre dignité et notre liberté.

 

 

     Son bureau se trouve dans la vaste bibliothèque du second étage. C’est là qu’il aura écrit Du Sens, La Dépossession, Éloge moral du paraître, Vie du chien Horla, Le Petit Remplacement, Le Grand Remplacement, Fragments d’anthologie poétique, La Destruction des Européens d’Europe, et bien d’autres. On peut s’y tenir en un point où quatre fenêtres offrent, des quatre points cardinaux, quatre vues sur la campagne du Gers. Lorsque Camus n’écrit pas, ne chante pas, ne rit pas, ne danse pas, ne récite pas de vers, il lui arrive de s’y tenir. Qu’il puisse y rester longtemps.

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