Jean-Paul Marcheschi, Nocturne
télécharger l'édition originale
ENTRE LE NOMBRE ET LA NUIT [1989]
(Texte de Renaud Camus)
à Jean Puyaubert
A ma demeure à Urbin. entre le nombre et la nuit.
Yves Bonnefoy
Devotion.
Jean-Paul Marcheschi est mon meilleur ami : autant dire que j’aurais quelque mal, s’agissant de son œuvre, à me poser la question de la valeur. Je suis, à son propos, en-deçà du bien et du mal, trop enveloppé par ses encres, ses feux, ses ombres, ses fumées, sa bibliothèque et ses jaculatoires obsécrations, pour vouloir ni prétendre m’en extraire, ne serait-ce qu’un moment, afin de considérer, du dehors, ce dont elle peut objectivement avoir l’air. Mais aussi bien est-il dans sa nature, sans doute, de vous envelopper, comme une nuit.
Foisonnante, exubérante, frénétique même, couvrant des pages et des pages et des livres et des heures, des murs, des bonheurs, des années : à la quantité, je l’écrivais naguère, elle rend une dignité que l’art n’a pas accoutumé de lui reconnaître. Mais la quantité, sans se réduire, s’est faite nombre, c’est-à dire mesure et vérité. Onze mille vierges, onze mille verges, onze mille cierges, onze mille nuits. J’ôte mille et une, je retiens mille e tre. Combien me reste-t-il de jours, de feuilles, de forces, de bouts de chandelle, d’amour et de mine de plomb ? « En réalité, c’est le nombre » dit à peu près Philolaos (si du moins l’on en croit Stobée) « qui, en rendant toutes choses adéquates à l’âme par la sensation, les rend connaissables et commensurables entre elles selon la nature du gnomon. »
Gnomonique en effet, d’emblée, toute mesure, qui est d’abord mesure du temps ; duquel, ne saurait-on que trop, déjà, combien court à chaque heure il nous est compté, chaque vie, l’époque se chargerait suffisamment, en ricanant, de nous le rappeler : le moindre grain de sable au passage du goulot, soupçon d’un tressaillement de l’ombre portée. Le métaphorique avantage, cependant, des cadrans solaires sur les sabliers (les minutes leur étant un céleste calcul, bien sûr, mais les façades non moins, les terrasses ni les jardins, la pierre ni la mousse, le verre ni le papier), c’est qu’ils toisent aussi bien l’espace que le jour. La nuit, en revanche, la tant aimée des vanités baroques, la nuit leur est moins favorable. L’ombre, sortie de l’ombre pour ses chroniques arpentages, fatalement y retourne, et s’y perd. C’est la bougie, dès lors, qui fait fonction de style, c’est la cire qui dit l’écoulement de la durée, la flamme la consumation du temps.
Que si la chandelle est le nombre de la nuit, les nuits, les nuits elles-mêmes, sauraient-elles moins bien compter que les jours ? Il y a quelques nuits de cela, quelques nuits plus tard, quelques nuits plus loin... En quelle monnaie Schéhérazade, après tout, fait-elle les comptes de son salut, si ce n’est en crépuscules et en contes ? Ce que peuvent acheter de beaux récits d’avant l’aube, ne pourrait-on le payer à force de belles images, miroirs, dépôts et leçons de ténèbres ?
Il n’est pas jusqu’à l’œil qui ne soit une horloge, en termes de métier. Déchirure à midi, disent les spécialistes, pour un beau décollement haut-placé de la rétine. Héraldique du regard, blason de la prunelle, ô brisure à senestre ! Quid, Nos Maîtres, d’une entaille à minuit ? Ministres de la Sorgue, mesurez vos propos, comme vous faites vos faveurs, vos décrets, votre pitié cruelle.
Nombre est la nuit, nombre, rythme, idée. Mais pour constituer la matière d’une œuvre, est-elle suffisamment matière ? Le nombre, s’il n’est que nombre, tombe difficilement sous l’œil. Le rythme, s’il n’est rythme de rien, s’encadre mal. Ce n est pas avec des idées, et moins encore avec une seule, fut-elle excellente, qu’on fait, non plus qu’un poème, une sculpture, un tableau, une « installation » ni même une « pièce » : rudement instruit en cela par Mallarmé, Degas n’aurait pas mal agi, ni son fantôme, en le rappelant à force Trissotin d’hier, et jeunes gens d’aujourd’hui. Or, la nuit, quelle est la matière de la nuit ? L’ombre, sans doute. Mais si le regard y bute, le pas ni la main ne la rencontrent, ni ne la fendent. Quel est le corps de la nuit, quelle est l’épaisseur de l’ombre, comment s’en tailler des pans, y découper des fétiches, s’en approprier des fragments pour en tirer des pages, des panneaux, des élixirs, des tableaux ? La réponse marcheschienne est d’une simplicité toute baroque, aussi sombrement éblouissante, en sa cohérence de structure, sa rétrospective limpidité, qu’un impeccable oxymore du siècle d’Or : ce qui donne chair à la nuit, c’est la lumière ; substance à l’ombre, c’est la flamme ; évidence à l’obscurité, la suie. Rarement Héraclite se sera-t-il vu si littéralement confirmé : toute chose créée procède du feu. De ce qu’il a consumé ce qui demeure, serait-ce une simple trace, un dépôt, voilà ce qui est superlativement, c’est-à-dire ce qui est en art. Épreuve du temps : l’épreuve du feu. Le peintre est né le jour des Cendres...
Les beaux livres rouges de jadis, ils se poursuivent en albums de ténèbres. Leurs colonnes sont un temple de la nuit ; les pages qui s’en détachent, autant d’icônes pour son culte, qui se multiplient jusqu’à l’iconostase, par l’orante maïeutique des cierges, ou s’élargissent jusqu’au tableau d’autel, tandis que de précieuses reliques, amas de nuit obscure, sont recueillies dans des cuves, des urnes, des châsses, des ampoules, pour assurer la présence et le rayonnement parmi nous de celle que Novalis appelle la reine du monde, sublime annonciatrice, cœur puissant des révélations...
⁂
Sybillin fragment de récit, de roman, de poème ou de rêve, si l’on préfère, dont on ne saura pas trop, comme il convient, quel est son sens, ni seulement s’il en a bien un : il y aurait donc une flamme, gauchement explicatif nous dirons un bougeoir, qui serait posé sur le bord d’une très petite fenêtre, curieusement ovale, ou circulaire, dans la chambre où se tient un enfant effrayé, le rêveur, ou seulement le rêvé, le rêve, d’un homme également tenaillé par la peur, et qui pourrait être l’enfant trente ans plus tard (je ne suis sûr de rien, je rapporte mal, je ne fais que rêver moi-même, par écrit, le rêveur et son cauchemar). La chambre est celle d’un personnage maternel et protecteur, qui n’est pas la mère, mais une sorte de mère plus mère que la mère, la mère de la mère, si l’on veut, ou sa tante, que nous pourrions appeler Erka, par exemple, ou Arka, ce qui nous va tout aussi bien, sinon mieux : l’arc, l’arceau, l’arche, l’arche d’alliance, le coffret, les tables de la loi, le tombeau, l’archaïque refuge, face au déluge... L’enfant que je rêve que je rêve dort habituellement contre elle, dans son lit. Dehors sévit une effroyable tempête. La curieuse fenêtre est tournée du côté du levant, dans la direction de la mer, qui est assez proche, et de l’Italie au-delà. Ces quelques indications nous permettent de situer la scène dans une île de la Méditerranée, probablement la Corse. Nous connaissons même, par onirique faveur, le nom, Crosciano, du village où se tient la maison d’Arka. Rien ne prouve d’ailleurs que soient absolument pertinents chacun de ces détails. Toujours est-il qu’une main s’approche de la fenêtre, et de la flamme, et dépose un œuf béni sur leur bord (encore une fois je ne fais que rêver ce rêveur...), ainsi qu’un pain de Saint-Roch (? ? ? ?). Presque aussitôt, de part et d’autre de la croisée, c’est, conformément aux promesses des superstitieuses traditions locales, un merveilleux apaisement : la peur de l’enfant l’a quitté, la flamme est rétablie dans son calme, l’horizon nocturne n’est plus, sur la mer magiquement accoisée qui se confond en lui, qu’une régulière succession de pans d’une ombre épaisse ; sous le ciel où va pointer l’aube, elle s’achève en nébuleux écrans.
Pour l’instruction toujours à refaire des biographes, nous appellerons cette tranche de mort Genèse à Centuri ; non sans aller jusqu’à préciser en sous-titre, pour complaire à notre propre manie des dates : été de 1986. Mais c’est une genèse de genèses, un modèle d’obscurité, prolégomènes abstrus à toute aurore future. Réveillé, maniaque, le dormeur griffonne hâtivement deux ou trois phrases, deux ou trois figures, dans l’espoir que s’y accrocheront quelques lambeaux de nuit, de peur, de paix, de sens et de puissance conjuratoire. Il s’agit d’aller vite, s’il veut que l’angoisse et que l’obscurité puissent faire l’objet d’une transsubstantiation miraculeuse. À peine la voici réussie, il faut qu’elle soit soumise au nombre. Ce sera le rôle du compas, qui perfore le centre exact de la feuille, et lui impose un cercle parfait, double gnomon, ténébreux autant que solaire, capable de mesurer, d’une course égale, les deux versants du sort. Au travers de cette ouverture, la flamme est l’indispensable passeur, le nocher qui, de mèche avec le temps, réclame aux ombres leur obole. En travers de ce cadran, son rôle est celui d’une aiguille, celle qui va dire le jour et l’heure, la nuit et le moment. Un coup de crayon la souligne, des écritures précipitées, mais vétilleuses, se chargent de percer le chiffre du message : elles disent le lieu qui les voit naître, la seconde même qui les entend se consumer. Puis vient la suie qui les cerne. C’est que, partie du centre, la combustion se poursuit, quelquefois jusqu’à la trouée. Toujours verticale, une goutte de cire va lui offrir un sceau.
⁂
Mystique, en un sens, cette œuvre, il se peut. Morbide, rien moins : c’est tout le contraire. « Chose admirable, dit Jean de la Croix, qu’étant ténébreuse elle éclairât la nuit ». Le docte carme parle de la foi, convenons-en, mais il est assez grand poète pour qu’à changer un mot, si le besoin s’en fait sentir, substituer une image à une autre, on n’imprime à ses phrases qu’un léger tremblement de plus : « C’était parce que la foi, qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l’âme (qui est aussi une nuit, puisque en présence de la foi l’âme demeure privée de sa lumière naturelle et aveugle), avec sa ténèbre éclaire et
donne lumière à la ténèbre de l’âme, afin qu’ainsi le maître fût semblable au disciple. Car l’homme qui est en ténèbre ne peut convenablement être illuminé que par une autre ténèbre, comme nous l’enseigne David, disant : Le jour dégorge et respire la parole du jour ; et la nuit apprend la science à la nuit. Que la nuit soit maternelle, nul doute. Toma-me, o noite eterna, nos teus braços / E chama-me teu filho... « Et appelle-moi ton fils ». Mais lorsque Pessoa pour une fois orthonyme fait état d’un désir de s’y fondre, dans le sonnet significativement intitulé Abdication, il n’envisage ce mouvement qu’en tant qu’un abandon de la réalité, très expressément comme une régression : Despi a realeza, corpo e alma, / E regressei à noite antiga e calma / Como a paisagem ao morrer do dia (Et je régresse vers la nuit antique et calme ainsi qu’un paysage tandis que meurt le jour). Or, chez Marcheschi, si j’ose dire, rien de tel. Il ne s’agit pas d’un retour à la nuit, pas même d’un enfoncement volontaire en son sein ; bien davantage, et plus impérieusement, d’églogues nocturnes, d’une œuvre au noir, d’un palimpseste de l’ombre où chaque crépuscule inaugure, à peine fomenté, l’abyme que vont creuser, vers l’arrière-pays de mémoire, les montres, les briquets et les monstres. La nuit, de vastes pans de nuit, sont cités à comparaître, sommés de voir le jour, sans qu’à cette périlleuse alchimie se doive rien perdre de leurs vertus amniotiques, lénifiantes, initiatrices et tutélaires. Nyx est un diamant noir, mais non moins un aleph, qui nous tombe sous les yeux, que nous pouvons tenir entre les mains, voire dans leur paume, mais qui pourtant nous enclave et nous enclôt, où nous figurons tout entiers, Wanderer, et jusqu’à notre quête de son mystère. Filles de la nuit, les Moires sont un miroir à trois faces, où nous nous contemplons curieusement détachés, errants que nous sommes en cette formidable vacance du sens, où brille seule « la Vive Flamme d’amour », qui nous invite à valser dans la cendre.
Pour ce bal des Ardents à la musique des sphères, une salle est d’ailleurs prévue, la verrons-nous jamais ? Deux cents mètres de tour, chapelle ou cathédrale où se renverse la matière, s’abolissent toutes les significations, se résolvent harmoniquement les tensions tandis que se dissout, comme en un flottement d’algues, l’anxieuse cohérence de l’être, du veilleur. Il faut imaginer, parmi ces Nymphéas charbonneux, le lieu mathématique d’une absence à soi-même, qui trouverait là sa galerie des cartes, dans une idée redevenue caverne, une méditation faite espace, un théâtre d’ombres des ombres.
Au commencement de la nuit n’était pas le Verbe, au commencement était la peur. C’est qu’elle n’a pas de commencement. L’analyse ici ne peut rien, que l’anamnèse est seule capable d’obscurcir, de ses fuligineux éclairs. Ce qui semblait pourtant n’être pas habitable, ce qui paraissait même n’être pas concevable, la main, six plans, six verres, une illusion d’optique et le pur ingegno, savent nous y montrer un paysage, qui tient sa profondeur énigmatique d’un occulte voyage du sens, aujourd’hui reposé, résorbé, déposé comme un Christ après qu’à midi « il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures, le soleil ayant disparu » (Luc, 23, 44). Au Livre il n’est que trop juste de revenir, au Livre en tant que mythe fondateur et final, car la nuit marcheschienne n’en est que la projection murale, spatiale et cathartique : son noir feu d’artifice philosophal, sa volcanique explosion. Elle est un minuscule éclat de lave dans une virgule au fond d’une note, sous la scolie d’un impensable axiome, parmi les pages empoisonnées d’un elzévir cadenassé : notre regard la rencontre-t-il il y sombre, interdit, et nous nous mettons à comprendre tout de ce qui n’offre rien à comprendre.
Renaud Camus
21 mai 1989
Camus, R. (1989). Entre le nombre et la nuit. Jean-Paul Marcheschi, Galerie Bernard Jordan.