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Renaud camus

La Véronique

LA VÉRONIQUE [2004]

(Préface de Renaud Camus donnée à Frank Horvat pour l'exposition "La Véronique")

N'est-ce pas une grande chance, pour un photographe, que d'avoir une compagne appelée Véronique ? D'ailleurs Frank Horvat en paraît bien conscient, puisque avec la sienne il partage une maison qu'ils ont aussi nommée de la sorte, en Provence. Et de la sorte encore se nomme ce livre-ci, où la maison se voit beaucoup et qui ramène à l'éponyme, dernière image. Tourner les pages c'est ainsi remonter à la source des noms, femme à l'ouvrage, regard baissé sous le regard d'Orphée.

Orphée n'est qu'un chat, soit. Mais son pelage, vérifiez, est marqué du signe de la spirale, comme la panse du père Ubu, et comme le sens s'il faut en croire Roland Barthes :

« Toute chose revient, mais elle revient comme Fiction, c'est-à-dire à une autre tour de la spirale ».

Barthes, justement : et bon tour en effet qu'Horvat aille lui chercher noise, très en douceur, pour avoir écrit que la Photographie - capitale comprise - « ne dit pas (forcément) ce qui n'est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été » ; et qu'elle est « un certificat de présence » (de passence, plutôt, d'après ce qui précède ; de passé-présence ; de pas-absence).

Or pas du tout, s'écrie l'hôte, l'époux et l'auteur des Véroniques, l'homme dont on eût imaginé que, sous cette instance en abyme, il passât ses jours et ses nuits dans l'adoration - j'allais dire aveugle - des Véritables Images.

D'où vient ce déport, entre la théorie et la pratique ? Entre le texte et les jours ? Entre la fiction et la preuve ? Entre La Chambre claire et cette maison qui ne l'est pas moins, en terrasse au-dessus des feux, des frémissements d'oliviers, des longs étés d'où la porteuse de brindilles, Louise, voyez, remonte les seins nus, 22 août 2003, yeux baissés elle aussi, adolescente à peine sur le fond des forêts ?

Il n'est que de creuser le nom, encore une fois - l'annonce, le programme, le mythe, le titre, le seuil, le prénom ; et de se demander où loge la vérité, dans l'icône. Une véritable image, est-ce une image du vrai, ou bien une image véritable ?

Qu'on prenne Grégoire au pot de confiture, le 11 avril 2003. A-t-on jamais vu mains si blanches, sinon peut-être à la lumière ? Or il faut cette blancheur de porcelaine à l'exactitude de ce pain, de ce jaune si jaune au bord d'être avalé, de ce geste, de cette confiture d'abricots mais surtout de ce livre, quand nous l'avons entre nos mains à nous, ouvert là, et la date n'est plus la même, elle peut bien changer, le temps passer, nous être un autre, nos yeux dormir au fond des tombeaux (comme dit le poète pompier, avec sa sûreté de pompier, qui ne sait que trop de quoi il parle - l'avenir en cendres lui a donné raison).

Vérité n'est pas conformité. La ressemblance ne fait pas preuve. C'est dans la non-coïncidence, plutôt, que se signe pour qui sait voir, et grâce à qui sait montrer, l'être-là des instants et des gestes, des oblations et des pots de confiture.

Celui du 27 septembre 2002 - était-ce bien de la confiture ? - a plus de transparence et d'anonymat, mais pour autant ne s'en laisse pas compter, en matière de présence. Tout est consommé. Dans le bocal ne reste plus que du soleil. L'éternité peut poindre.

Elle n'y manque pas, le temps que notre œil - quel jour d'un maintenant inimaginable, fomenté par les sabliers ? -, glisse entre ces fibres et ce bois de la table, comme un couteau dans l'ombre.

S'étonnera-t-on dès lors que Mlle Fiammetta, Sœur des guerriers d'Assur, veuve d'Hector, hélas, et femme de Pyrrhus, mère des Gracques, romaine jusqu'au bout des ongles, on en jurerait, en tout cas belle comme l'Antique, pour le coup, mette pareille majesté à remonter ses cheveux, le 30 décembre, semblable qu'on la voit à quelque allégorie de la mémoire, de la justice, de l'ordre implacable des choses, des générations et des voix ?

C'est plutôt de la justesse, qu'il faudrait dire. Quoi qu'il en soit ce n'est pas chose aisée que de soutenir ce regard-là, qui nous considère des profondeurs des siècles, indifférent. Le chien Rusty a beau lever la patte sur les plus jolies plate-bandes, cavalièrement, la chiennité le guette, quelque chose de plus chien que les chiens, ne comptez pas sur moi pour vous parler d'essence.

Cette brouette, pourtant, 30 décembre encore (on sait le goût d'Horvat pour la forme journal) : conçoit-on rien de plus brouette ? Et comment dit l'anglais, déjà : une brouette to end all brouettes ? La wheelbarrow des wheelbarrows

Mais qu'on y prenne bien garde : Orphée rôde, il marche sur les toits, les souris et les contradictions définitives n'ont qu'à bien se tenir.

La spirale veille.

Le chantre de la Thrace, on s'en souvient, n'a pas le droit de se retourner, sauf à tout rejeter dans la mort, de ce que son amour a sauvé. Et nous n'aspirons pas pour cette fois, je l'espère, à la synthèse hegelienne, n'est-ce pas ? L'image n'est preuve que d'elle-même, nous allons nous le tenir pour dit. Mais plus elle est vraie dans sa pure vérité d'image, autosuffisante, n'ayant à répondre que de l'équilibre de ses forces, de la cohérence de ses formes, de la pertinence de ses hasards, mieux le réel y fait retour, par en dessous, à un autre niveau de la spirale : comme fiction, sans doute, mais fiction qui le fonde à nouveau, plus solidement, de même qu'elle a fondé la ville, la courtoisie, la paix, ces dalles au-dessus de la pluie, la saveur de l'heure et le contrat social ; comme trace de lui-même, si l'on peut risquer l'oxymore, la trace avant la trace, avant la chose, l'immédiate et médiate matière du souvenir ; comme supplément gracieux de la présence ; comme art, je crois qu'on dit.

Camus, R. (2004). La Véronique. Frank Horvat

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