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Revue Classica, Entretien

ENTRETIEN DE RENAUD CAMUS AVEC BERTRAND DERMONCOURT [2003]

(Pour la revue Classica)

Monsieur Camus, nous allons parler ensemble de musique. Compte tenu de l'évolution sémantique de ce mot, ne devons nous pas parler plutôt de "musique savante" ? Qu'en pensez vous ?

 "Musique savante" ? C'est bien ce que nous voulons dire en effet, mais adopter cette terminologie, est-ce que ce ne serait pas capituler, accepter le fait accompli, se résigner à ce que la culture et son langage passent à la  marge, comme s'ils étaient un hobby parmi d'autres, au même titre que le P.M.U., l'étude de la grammaire sanscrite ou le karaoké ? Je dois dire que j'ai une nette préférence pour l'ancienne répartition sémantique, qui mettait la musique "savante" au centre, et l'appelait donc "musique" tout court, tandis que c'étaient les autres musiques, quantitativement majoritaires, sans doute, mais culturellement marginales, qui avaient à préciser leur nature de musique de divertissement, de musiques populaires, folkloriques ou de variétés. Si l'on accepte de dire "musique savante" ou "grande musique" pour ce qui pendant plusieurs  siècles, en société cultivée, a été la musique tout court, il faudra aussi se résigner à dire une  "maman" pour une mère et un "artiste-peintre" pour un peintre : "la maman de Mozart elle est morte à Paris", "mais question artiste-peintre, vous êtes plutôt Raphaël ou Dali?", "je vois  j'ai la copine à mon beau-frère elle fait musicienne de grande musique, comme boulot"...

 Alors venons en à notre sujet. Quand et comment avez vous découvert  la  musique ?

 J'ai découvert la musique enfant, par l'effet d'une chance sociologique et familiale, qui toutefois n'était qu'une demi chance je m'explique. Ma famille avait une très grande considération, presque une vénération, pour la culture, pour les arts, les artistes, la littérature et bien sûr les musiciens et la musique. J'étais donc tout "naturellement", si  l'on peut dire, orienté de ce côté là. En revanche il ne s'agissait pas forcément d'un intérêt très éclairé. S'agissant de la musique, par exemple, dans ma famille proche en tout cas, personne ne jouait d'un instrument. La pratique musicale la plus courante, c'était le chantonnement. Encore ne chantonnait-on pas ce qu'on avait soi-même  entendu au concert ou à l'opéra, le plus souvent, mais ce qu'avaient chantonné les générations précédentes, mon grand-père maternel, en  particulier, qui avait été étudiant en médecine à Lyon, à la fin du XIXe siècle, et qui à ce titre passait pour un wagnérien de la première heure, parce qu'il avait assisté à la première française de Lohengrin, ou des Maîtres chanteurs, je ne sais plus. J'ai été pratiquement bercé par un Wagner assez éloigné des sources, et interprété en français, s'il vous plaît, et bien sûr a capella ! «Aux bords lointains, po-popom po-popom, Dont nul mortel n'appro-hoche...». Et surtout, grand morceau de bravoure héréditaire : «Plus d'hiver déjà la printemps commen-ceuh,  Semant au  ciel l'or et le saphir ! Le jeune avril vers nous s'avan-ceuh, Bercé  sur l'aile du zéphyr !» Je ne suis pas sûr qu'avec le temps La Walkyrie n'avait pas fini par glisser un peu vers Samson et Dalila, dans les esprits et les gosiers : "Printemps qui commen-ceuh, Versant l'espéran-ceuh, Aux coeurs amoureux ... "

Bref, beaucoup de bonne volonté, une vraie passion, même, mais pas beaucoup d'application et de sérieux. Et ce sont à peu près les caractères de ma propre relation à la musique: un véritable amour, beaucoup de curiosité, un authentique besoin, même, certaines connaissances historiques, un goût du répertoire, mais aucune compétence technique, une oreille très peu éduquée... Je suis totalement incapable de reconnaître le ton et le mode d'un morceau, son instrumentation bien souvent, ses interprétations diverses.

Mais pour répondre plus précisément à votre question, le premier disque qu'on m'a offert  c'était peut-être pour mon dixième anniversaire, ou quelque chose comme cela , c'était le concerto de piano de Schumann, par Wilhelm Kempff, avec l'orchestre Symphonique de Londres, sous la direction de Josef Krips. Et cela a été une   expérience inoubliable, au point que je n'ai jamais su, depuis lors, si ce concerto de Schumann, le plus beau de tous les concertos, selon moi, était d'une essence vraiment incomparable, qui n'avait rien à voir avec le reste de la musique, ou bien si c'était l'enfance que j'y entendais obstinément entre les notes, l'été à la campagne, de grandes fenêtres ouvertes sur un jardin à demi sauvage, et sur les champs.

 Schumann : si l'on se fie à votre Journal, c'est l'une des rares passions " stables " de votre vie de mélomane. En existe-t-il  d'autres?

 Oh mais oui, beaucoup d'autres, pour des compositeurs, mais aussi pour des oeuvres particulières. En fait, contrairement à ce que paraît impliquer votre question, je me trouve très fidèle, en musique. Je fais des découvertes, j'ai des emportements d'enthousiasme inédits, des musiques obsessionnelles d'une saison, ou d'une semaine (en ce moment le premier mouvement de la Symphonie capricieuse de Berwald, et la Romance sans paroles op. 67, n° 2). Mais je me ne vois guère de reniements, d'oeuvres que j'aurais beaucoup aimées un moment et qui ne me diraient plus rien. J'accrois mon domaine amoureux, mais j'évacue rarement les territoires une fois aimés.  Il y a des négligences, c'est vrai, de longues périodes où je ne songe pas à écouter les sonates de Beethoven, la Messe de l'Homme armé de Pierre de la Rue, Denis Gaulthier et sa Rhétorique des dieux, ou bien le trio de Petrassi, que j'ai tant pratiqué à Rome. Mais ce ne sont pas du tout des reniements. Et quand je reviens à ces oeuvres ou à ces compositeurs, l'enchantement se retrouve intact, en général, comme aux époques d'intense fréquentation. Non, non, je suis surpris, je ne me vois que des passions stables, moi : Chopin, Brahms bien sûr, Denis Gaulthier, Forqueray, le shakuhachi, l'adagio K. 540, le quatuor de Wolf, Othmar Schoeck,  Ligeti, le quatuor de Nono, la sonate pour violoncelle seul de Kodaly, les Dialogues avec les esprits des Pygmées Bibayak, Ockeghem, les Cinq Poèmes de Sandro Penna de Pesson, les trois Mallarmé de Ravel, la Stèle de Grisey à la mémoire de Dominique Troncin (un enregistrement que j'ai perdu, entre parenthèses  un disque merveilleux d'hommage à Troncin, qui m'a été volé dans ma voiture : imaginez la tête des voleurs !), le concerto d'Alexis de Castillon, la musique de chambre de Fauré, La Bonne Chanson, Duparc, Szymanowski, le Burlesque de Strauss, Ariane à Naxos, Janacek, le dix-septième quatuor de Milhaud (mais aussi le troisième, à la mémoire de Léo Latil), la sonate de Dukas, le quintette de Schubert, Berwald, Lohengrin, Tristan, le Freischütz, le ney, Kudsi Erguner, la musique soufi, les chants sacrés d'Anatolie, les chants araméens, les Lebenslauf d'Hersant, Takemitsu, Eliot Carter, les Trois strophes sur le nom de Sacher (à la folie), les Enigma Variations, le poème symphonique Antero de Quental, de Luis de Freitas Branco   tout cela dans le plus grand désordre, comme vous le voyez, et comme ça me vient. Et  bien sûr il s'agit de fidélités d'ordre très différent, de passions qui ne sont pas du tout de même nature.  Mais de passions très stables, oui.

 Quand et comment écoutez vous ces musiques ? Faites vous une différence entre le disque et le concert  que vous semblez avoir fréquenté régulièrement lorsque vous habitiez à Paris ?

Oui, j'ai beaucoup fréquenté le concert, et j'en ai bien sûr quelques souvenirs inoubliables : ainsi l'orchestre de Berlin à Berlin, sous la direction de Simon Rattle, dans le Stabat Mater de Szymanowsky et la Cinquième de Mahler; ou celui de Londres dirigé par Abbado dans un cycle Webern. Très souvent les lieux jouent aussi un rôle capital. Ainsi la première fois que je suis arrivé à Grenade, à la nuit tombante, en été, j'ai voulu aller jeter un premier coup d'oeil à l'Alhambra, de l'extérieur, pensais-je  mais en fait la porte était entr'ouverte et je me suis glissé à l'intérieur, fondu dans un groupe de mélomanes en croisière musicale qui allaient assister là, dans la cour des Myrtes, à un récital de Barenboïm : des sonates de Beethoven. La combinaison était imparable, évidemment : de la mémoire servie toute fraîche, pour consommation immédiate.

Mais l'ennui avec le concert, c'est qu'il faut s'y prendre à l'avance, on ne sait jamais dans quelle humeur on va être, si elle sera accordée ou non a telle ou telle musique. J'ai la chance d'avoir d'excellentes relations avec le disque. Je connaissais une dame, passionnée de musique, mais si raffinée qu'elle ne pouvait pas supporter un enregistrement : elle n'avait pas un disque chez elle, le concert existait seul, c'est tout juste si la radio, à la rigueur, trouvait grâce à ses oreilles, pour les retransmissions en direct. Moi les disques me vont très bien. Quel avantage stupéfiant de notre époque, qu'on puisse à n'importe quel moment, à condition de ne pas déranger ses voisins, entendre chez soi la musique qu'on veut, qu'elle exige un luth ou cent cinquante musiciens ! Et la musique en voiture, la musique dans le paysage, les suites de Bach le long des routes, Feyzullah Tchinar à travers la nuit, le quatuor de Grieg ou celui de Sibelius en Lozère, ou dans les solitudes de l'Espagne centrale ! J'espère que sous prétexte de sécurité on ne va pas nous interdire la musique en voiture, qui est une des plus grandes joies de la vie !

 La musique chez vous : parlons-en ! Vous avez organisé des concerts à Plieux, collaboré avec des compositeurs (Hersant, notamment), que retenez vous de ces expériences " concrètes " de la musique ?

 "Parlons-en" est bien le mot, parce que ça ne m'a pas trop bien réussi  la musique "chez moi", je veux dire : en fait c'était surtout dans la cathédrale de la ville voisine, Lectoure, où j'avais fondé un festival, "Les Nuits de l'âme", qui n'a eu que deux éditions. Outre le répertoire classique il était consacré à la musique ancienne, à la musique contemporaine et aux "musiques du monde", chinoise ou soufi. Un autre trait était le rapport à la parole, et spécialement à la poésie la plus haute ou aux textes mystiques, Hölderlin,  Mallarmé, Celan, Jérémie ou à saint Jean de la Croix. C'est dans ce cadre qu'ont été donnés par exemple le Lebenslauf d'Hersant, sur les poèmes de Hölderlin, les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, de Ravel,  le Tenebrae  du Parlement de Musique de Strasbourg, sur les Lamentations  de Jérémie, mis en musique par Scarlatti et le Lichtzwang de Celan, par Gualtiero Tazzi. Il y a eu aussi la création des Ruines circulaires, le mélodrame de Michèle Reverdy, d'après Borges, avec Daniel Mesguich et Cyril Huvé. Et le premier quatuor de Ligeti, Métamorphoses nocturnes, et celui de Dutilleux, Ainsi la nuit, et L'Aurore  de Haydn, par les Rosamonde  autant de merveilleux souvenirs, d'un point de vue strictement artistique ; et il y en a bien d'autres. Mais ils sont assez cuisants d'autre part, car je m'épuise tous les ans, depuis lors, à tâcher d'éponger la dette faramineuse qui est résultée de ces festivals. Je ne suis pas un très bon gestionnaire. Et l'un de mes amis, qui sait de quoi il parle, car il fut directeur de la Musique, dit toujours que passer des arts plastiques, dont je m'occupais surtout, et je continue, à la musique et à l'organisation de concerts, c'est passer des drogues douces aux drogues dures, financièrement.  Je suis en cure de désintoxication...

 Vous entretenez des rapports étroits  et divers  avec la musique contemporaine, de la même manière que vous vous intéressez à la peinture d'aujourd'hui. Y trouvez vous des correspondances ? Peut-on parler (comme vous le faites dans le Discours de Flaran) d'une "aphasie " de la musique contemporaine ? Est-elle parfois une " présence de l'absence " ?

 Ah oui, par exemple, je le crois tout à fait à condition bien sûr de ne pas donner au terme aphasie, en l'occurrence, le moindre caractère péjoratif. Il me semble qu'est très sensible, dans une grande part de la musique contemporaine, et c'est souvent celle que je préfère, un désir de ne pas dire, de ne pas trop exprimer, ou seulement de dire moins, de suggérer à peine, de ne pas finir ses phrases. De la musique de mon ami Gérard Pesson il y a longtemps que je prétends, à tort ou à raison, qu'elle semble avoir pour devise, à l'inverse des frères Dupont, "Je dirais même moins". Et du ne pas dire au ne pas être là, souvent il n'y a qu'un pas. Je songe moins ici à John Cage et à ses silences un peu tape-à-l'oeil qu'au sublime quatuor de Nono, à Diotima, qui nous ramène à Hölderlin.  On pourrait citer aussi Giacinto Scelsi et des pièces comme Pranam II, et bien sûr une grande part de l'oeuvre de Ligeti, à commencer par Lontano. Mais le danger, à propos de ce concept de "présence de l'absence", c'est de l'élargir à l'infini, jusqu'à la dilution totale.  "Présence de l'absence", après tout, c'est une définition possible de la musique en général...

 Vous faites allusion (et l'on pourrait à nouveau étendre ces remarques à la peinture) à des esthétiques qui obligent, en quelque sorte, à mettre de côté les critères "classiques" d'évaluation d'une oeuvre : sa qualité de facture, l'équilibre entre le fond et la forme, etc. Cela ne vous a-t-il jamais troublé ?

 Non, cela ne me trouble pas, car j'ai toujours eu tendance, moi-même, à remettre en cause, ou du moins à négliger, certains de ces critères "classiques" auxquels vous faites allusion. J'admire beaucoup les personnes qui sont capables d'aimer une oeuvre, un roman, un essai, une sonate, pour son "architecture", par exemple. Pour ma part, et de façon générale, j'avoue que je ne suis guère sensible à l'"architecture"  sauf bien sûr  en architecture. A soi seule la froide perfection de la forme m'est rarement, en musique, une raison d'aimer. Ma chère sonate de Dukas est admirablement construite, soit, mais qu'y a-t-il de plus mal fichu, architecturalement, voulez vous me le dire, et nonobstant l'orchestration presque toujours géniale, que la plus grande part de la musique de Berlioz ? Que les sonates de Schumann, ou ses quatuors, dont les mouvements sont tellement inégaux, et d'abord inégaux de qualité ? Que le quatuor de Wolf, qui ne m'en inspire pas moins une sorte de passion ? Par une sorte de fétichisme de la phrase, du moment, je suis très sensible à ce critère médiéval selon lequel un artiste, un poète, un compositeur, trouve, ou ne trouve pas, vous trouve ou ne vous trouve pas, vous touche ou ne vous touche pas, semble atteindre, ou non, en vous et dans l'absolu, à des instants de vérité, de justesse ou d'émotion qui semblent au coeur de la cible (Chopin étant peut-être, dans ce domaine, avec sa concision inégalée, le maître des maîtres, le meilleur de tous les archers: parmi cinquante millions de notes possibles, ou de façons possibles d'arriver à cette note-là à cet endroit-là, il n'y en avait qu'une qui pouvait faire l'affaire, et justement la voilà...). Et dans cette perspective je serais assez favorable à une réhabilitation du concept mal vu d'effet mais c'est peut-être parce que je suis bien obligé, faute de culture musicale suffisante, de m'en remettre, pour juger des oeuvres, au seul effet qu'elles produisent sur moi, ou pas. Si après dix ou douze auditions il ne se passe rien, c'est que décidément... Et je ne sais rien de plus agaçant que ces compositeurs, surtout contemporains, il faut bien le dire, qui prétendent préjuger de l'effet sur vous de leurs oeuvres, de sorte que s'il n'y en a pas, c'est vous qui êtes dans votre tort. Ils vous expliquent indéfiniment ce qu'ils ont voulu faire, et sur le papier on voit bien que ça ne peut pas manquer d'être admirable. Mais les oeuvres ne sont pas grandes, à la longue, pour les bonnes raisons qu'elle auraient d'être grandes. Elles sont grandes parce qu'elles produisent sur vous un effet incomparable, inoubliable.

Il est même probable que les grandes oeuvres, ou la plupart d'entre elles, ont de grands défauts. Produire des oeuvres sans défaut c'est un idéal de professeur de composition, pas de compositeur. Bach, peut-être, quelquefois... Mais voyez comme Mozart peut être exaspérant, avec tous ses défauts ! Il y a même des compositeurs qui n'ont pratiquement que des défauts, et on les aime quand même, parce qu'ils sont géniaux : Richard Strauss, par exemple  c'est bien l'un de ceux dont je me passerais le plus mal. En voilà un qui n'est pas aphasique, par exemple, et qui rate rarement ses effets !

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